Eileen Skyclad, une aventure/Chapitre 3

De Oniropædia

Archibald ne monta pas au grenier pour s'y coucher. Il avait enfin la chance d'avoir une échelle à sa disposition et il comptait bien passer la nuit dessus. Ce désir le tenaillait depuis longtemps et il était bien décidé à ne pas laisser échapper l'occasion.

Il s'installa du mieux qu'il put et lutta le plus longtemps possible contre la fatigue et l'ankylose. Fin Serpent, il entendit dans un demi-sommeil des chuchotements juste devant la porte d'entrée et ses yeux se fermèrent malgré lui.

Le sommeil d'Eileen fut agité de cauchemars. Elle était une souris coincée entre les pattes d'un chat au regard vide.

- L'Eileen, ronronna le chat, je préfèrerais te manger que de te voir partir...

Elle gémit et se réveilla encore tremblante de peur. Le reste de la nuit, elle dormit la main sur sa dague. Elle ne fit pas d'autres cauchemars.

Archibald se réveilla à l'aube allongé à même le sol. Il pesta contre le mauvais sort, il n'avait pu tenir la nuit entière sur cette échelle. Depuis quelques jours il se fatiguait beaucoup plus vite que d'habitude, cet épuisement continu le minait et il n'avait plus la volonté de résister au sommeil, même pour satisfaire un désir si impérieux. Il n'avait pas pour autant tout perdu, la nuit avait été longue et il se sentait en pleine forme. Il se promit de tenter sa chance une seconde fois dès le soir venu avant de se rappeler qu'il devait quitter Nogaric ce matin même. Son moral déjà bien bas n'en fut pas amélioré.

Un à un, ils descendirent du grenier. Eileen, posant le pied à terre, s'aperçut qu'elle avait failli marcher sur une souris fraîchement décapitée. La tête coupée net reposait à côté. Elle trembla de peur, le souvenir du cauchemar était encore vif à son esprit et elle se jura de ne pas mettre le nez dehors seule.

Début Sirène, un grand villageois filandreux se présenta à l'entrée de la salle des jugements. Archibald entrebâilla juste la porte.

- Bonjour, j'suis l'Bubu, l'ami de l'Eileen, j'voudrais la voir. C'est que l'Eileen et moi, on va se marier !

Archibald jeta un discret coup d'œil à Eileen qui, affolée, lui fit frénétiquement signe non de la tête.

- Elle est partie à la rivière se laver, mentit-il.

- Quand elle reviendra, vous lui direz que je l'attends avant la fin de la Sirène dans la cour de l'étable, vous lui direz aussi que j'ai passé la nuit à aiguiser la faux !

D'explications embarrassées en piques de Myira et de faux-fuyant en mensonges, Eileen tenta de se dépêtrer de ce bourbier sans devoir avouer la vérité, elle avait trop honte d'elle-même pour le dire à une autre personne qu'Archibald. Elle leur raconta son cauchemar et leur montra la souris au pied de l'échelle. Ils quittèrent le village sans attendre.

Plutôt que d'emprunter la route d'Ascors où Bubu les chercherait à coup sûr, ils s'enfoncèrent dans les bois jouxtant la salle des jugements et se dirigèrent plein nord.

C'était le quinzième jour du mois de la Lyre, une belle journée au soleil radieux. Des vallons sinueux et encaissés courraient entre des collines boisées. Loin vers le nord-ouest ils aperçurent de hautes montagnes. Aux dires de Vaseloute, la Mauviette se cachait là bas, quelque part. Eileen hâtait le pas sans ménager ses efforts, elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle et cette faux dont elle sentait la lame contre sa gorge.

Vers fin Sirène, la forêt devint plus touffue. Les feuillus remplacèrent les conifères, le sous-bois s'épaissit, ralentissant leur progression. La forêt bourdonnait du vol de nombreux insectes et des milliers de champignons recouvraient chaque pouce de sol disponible. Vers mi-Epées, ils s'arrêtèrent dans une clairière pour y passer la nuit.

Myira et Torgen s'éloignèrent pour poser des collets alors que les autres rassemblaient du bois pour le feu.

Torgen regardait faire la dextre Myira. L'un des pièges posé, Elle se retourna vers lui et écarquilla les yeux de surprise. Torgen fit aussitôt volte-face.

Trois hommes à la mine patibulaire, barbus, habillés de cuir et portant sac à dos et arc, se tenaient à quelques mètres d'eux. Celui du milieu, le chef vraisemblablement, brandissait une épée tandis que ses acolytes braquaient leur arc armé vers eux.
- On ne bouge pas, on ne bouge pas du tout !

Myira et Torgen restèrent immobiles.

- C'est eux ? glissa le chef à l'homme de droite. Celui-ci haussa les épaules puis hocha de la tête.

- Où est le scalp ? reprit durement le chef.

Les trois hommes devaient sans doute les prendre pour des chasseurs de chevelus et voulaient leur voler leur butin. Torgen leur expliqua qu'ils n'étaient que des voyageurs, les hommes méfiants les firent vider leurs sacs sur le sol. Dépités de ne pas trouver ce qu'ils venaient chercher, ils ne désarmèrent pas pour autant.

- T'as une bien belle épée le grand ! lança le chef. Déboucle ton ceinturon et jette le devant toi !

Myira esquissa un geste vers sa dague, les deux arcs se tournèrent vers elle.

- Pas un geste le petit ! ordonna le chef.

Torgen essaya de discuter, sans succès. Les palabres n'étaient pas son fort, il le savait. Le chef sourit narquoisement ce qui le rendit encore plus antipathique à ses yeux.

Torgen estima les risques de déclencher un combat. Ils étaient trop grands, non seulement pour lui, mais surtout pour Myira. Avant qu'il ne puisse être au contact, les deux flèches auraient été décochées. Il serra les poings d'impuissance et défit son ceinturon, pestant contre son manque de prévoyance et le mauvais sort.

- Et le petit avorton, il jette son arc !

Myira obéit.

- Maintenant on court très vite et très loin sans se retourner si on tient à la vie ! Je compte jusqu'à cinq !

Ils s'éloignèrent à distance respectable. A l'abri, Myira invoqua alors un guerrier sorde. Instantanément, un homme revêtu d'une armure de plaques et portant épée sorde et bouclier se matérialisa. L'ordre de Myira fut simple : - Trouve ces gens et tue les ! cria-t-elle, hors d'elle.

Osez la traiter de petit avorton, ils allaient le payer de leur vie. Le guerrier chercha des yeux ses proies et il se dématérialisa aussitôt, faute d'avoir pu les localiser.

Myira redoubla de rage...

Peu avant la tombée de la nuit, Jarim, Aoun et Soram rejoignirent Rigar qui gardait seul le camp en leur absence.

- Nous avons retrouvé tes voleurs ! annonça Soram, le chef.

- Et le scalp ? questionna Rigar en se tournant vers Aoun.

- Aucune trace ! lâcha tristement Aoun en baissant les yeux.

- Tant pis ! Cela vous apprendra ! Et puis un de perdu, dix de retrouvés...

Ils sourirent tous au trait d'humour de Soram et racontèrent à Rigar avec moult détails la leçon qu'ils avaient donné à ces voleurs de scalps. De plus en plus de ces parasites rôdaient dans la région, cherchant à dérober à des chasseurs comme eux, le fruit de longues journées de traque. Les chevelus se faisaient de plus en plus rares dans ces parages et étaient devenus plus craintifs que des écureuils. Pour en trouver à présent, il fallait avoir de la chance ou risquer sa vie en poussant jusqu'aux hautes montagnes du vertige, à l'ouest, là où les territoires de chasse n'étaient pas encore divisés en parcelles.

Rigar et Aoun avaient eu énormément de chance. Ils avaient surpris un couple de chevelus près d'une rivière. Le mâle s'était enfui aussitôt abandonnant sa femelle. La chevelute ne s'était même pas méfiée. Elle avait laissé Rigar s'approcher tout près d'elle, assez pour qu'il puisse toucher sa superbe chevelure blonde et l'égorger.

En repensant au scalp perdu, il serra les poings. S'il avait été là, ses voleurs ne s'en seraient pas tirés aussi facilement. Il leur aurait fait avouer où ils avaient caché leur butin et l'aurait récupéré. Les scalps blonds étaient les plus rares et si par chance il contenait ne serait-ce qu'un cheveu lumineux...

Ils mangèrent à l'intérieur de la caverne en se remémorant des histoires de chasse de leurs grand-pères. A cette époque les arcs et les chevaux étaient inutiles pour traquer les chevelus. Ils venaient d'eux-mêmes, ils s'approchaient en souriant, ils offraient même des fleurs ou des fruits. C'était facile de les tuer...

Après ces instants de nostalgie, Jarim et Soram, rompus, allèrent se coucher alors que les deux autres montaient la garde devant la grotte et alimentaient le feu.

Myira et Torgen rameutèrent le reste du groupe pour partir à la poursuite des voleurs. La piste n'était pas très dure à suivre, pourtant lorsque vint le crépuscule, ils crurent bien la perdre. Une odeur de fumée les remit sur la bonne voie. Les voleurs avaient installé leur camp dans une caverne creusée au pied d'une petite falaise. Un feu brûlait devant et deux hommes y veillaient. Ils se reposèrent et mirent leur plan au point. A l'heure de la Lyre, ils étaient prêt à frapper.

Archibald n'était plus qu'à quelques mètres de la caverne quand les deux guetteurs l'aperçurent.

- Eh toi, avance doucement par ici !

Archibald ne bougeait plus. Dès sa ruse éventée, il était monté dans les terres médianes chercher un sort de zone de sommeil. Le terrible marais, son vieil ennemi qui lui avait valu l'épuisement qui le rongeait, le repoussa une première fois. L'un des guetteurs arma son arc tandis que Soram, réveillé par la voix forte de Rigar, pointait son nez au dehors.

Le second essai fut le bon. Rigar et Soram endormis s'affalèrent comme des masses. Aoun, épargné par la zone fit instinctivement un bond de côté. Torgen, l'épée d'Archibald à la main, fonça sur lui en hurlant. En un coup son compte était réglé, Aoun glissa lentement vers le sol seulement soutenu par le roc de la falaise sur laquelle il laissait une large traînée rouge.

Torgen extirpait sa lame du ventre de sa victime quand un quatrième voleur jaillit de la caverne.

Tout se passa en quelques secondes mais pour lui cela parut durer une éternité.

Pris par surprise, il ne put que voir impuissant l'homme pointer un arc vers lui. A bout portant, il n'avait que peu de chance d'éviter une blessure sévère. La flèche fila droit et traversa l'épaule de l'archer. La réaction éclair d'Eileen venait de lui sauver la vie. Jarim grimaça de douleur. Son trait se brisa sur un rocher à quelques pas de Torgen. Il lâcha alors l'arc et se réfugia dans la caverne.

Myira se porta vers l'adversaire de Torgen agonisant sur le sol et le pansa. Il pouvait être utile d'avoir un prisonnier capable de parler. Ils se regroupèrent près de l'entrée de la caverne en évitant soigneusement les parages supposés de la zone de sommeil. Ils proposèrent tout d'abord aux voleurs survivants de se rendre,, sans résultats. Finalement, ils se résolurent à enfumer la grotte.

Jarim, blessé et à moitié asphyxié par la fumée, savait que sa dernière heure dans ce rêve venait de sonner. Il se jura de tuer au moins un de ces voleurs de scalps en dégainant son épée. Il étreignit la garde de son arme en grimaçant et jaillit hors de la grotte.

Soudain, le blessé traversa comme un diable le rideau de fumée et de flammèches barrant l'entrée. La flèche d'Eileen le cueillit en pleine gorge et il roula à terre.

Après quelques soubresauts il ne bougea plus. Se rendant compte de ce qu'elle avait fait, elle lâcha son arme d'horreur. Son tir purement réflexe venait de coûter la vie à un homme. Peu importe qui il était, elle venait de tuer un être humain pour la première fois de sa vie. Adossée à la paroi, tremblante d'effroi, elle ne pouvait quitter des yeux ceux encore ouverts de celui qu'elle avait tué. Ils regardaient fixement le sol.

Tous refusèrent de tuer de sang froid les deux voleurs endormis. Incapables de trouver une solution, ils décidèrent d'attendre que la zone disparaisse et de les faire prisonniers à cet instant précis. Début Vaisseau, Rigar et Soram eurent la désagréable surprise de se réveiller avec une lame sous la gorge. Eileen, toujours sous le choc, ligota Rigar sous la garde vigilante de Myira. L'autre, le chef, était tenu en respect par Torgen.

Un instant d'hésitation et Soram se dégagea. Avant que quiconque ne réagisse, il avait atteint les premiers fourrés. Socrane et Torgen se jetèrent à sa poursuite.

Fuyard et poursuivants s'enfoncèrent dans la forêt. Socrane trébucha perdant toutes chances de le rattraper. Torgen fut bien près de se faire distancer mais la chance était avec lui. Soram trébucha à son tour et, avant qu'il ne puisse se relever, il lui avait plongé son épée en pleine gorge. On ne dévalise pas impunément Balthazar de Torgen.

Ils revinrent donc seuls à la grotte. Le prisonnier avait été placé près de son camarade soigné par Myira. Sans faire de commentaires sur le sort de Soram, Torgen commença aussitôt l'exploration de la grotte. Outre ce qu'il leur avait été dérobé, il mit la main sur les sacs à dos des quatre chasseurs. Dans l'un d'eux, il fit une macabre découverte : un scalp châtain roux long et fourni.

- Vous ne valez pas mieux qu'eux ! leur lâcha Eileen alors qu'ils faisaient l'inventaire méthodique des sacs, prenant ce qu'il leur plaisait.

- Je ne me déplace jamais pour rien ! fit Torgen.

Eileen refusa de prendre quoi que ce fût. Ses quatre compagnons n'eurent pas autant de scrupules. Ils se partagèrent les quelques pièces de bronze formant l'essentiel du butin. Myira récupéra un peigne en os et Socrane une pipe en bois et un peu d'herbe à fumer. Le reste gisait épars dans la caverne.

Cherchant à racheter à ses yeux la mort de Jarim, Eileen insista pour soigner magiquement le prisonnier blessé. Torgen, Socrane et Myira s'y opposèrent. Elle chercha l'appui d'Archibald sans le trouver, celui-ci semblait étrangement absent de la conversation. Seule contre tous, elle ne désarma pas.

- Mais ce ne sont que des bandits, ils nous ont volé... s'insurgea Torgen.

Entendant cela, Rigar, bien que ligoté et à leur merci, laissa exploser sa colère.

- Tu es le roi des menteurs guerrier ! Et toi le petit être qui es son complice, tu ne vaux guère mieux !

Myira prit la mouche et Torgen fut bien près de le tuer.

- Ce n'est pas toi peut-être qui nous a volé le scalp blond !

Myira et Torgen se regardèrent, surpris d'une telle accusation. Myira se défendit avec véhémence.

- Tu sembles convaincu de ce que tu dis. Mais le petit être et le grand guerrier bardé de métal qui nous l'ont volé vous ressemblaient étrangement ! fit Rigar sceptique.

Myira restait dubitative, cette coïncidence et cette méprise lui semblaient si incroyables. Torgen lui demanda plus de précisions en se souvenant d'une phrase qu'avait prononcé Soram. Il ne leur avait pas demandé les mais le scalp.

- Aoun et moi, fit-il en désignant de la tête le blessé à côté de lui, nous venons d'Ascors. En fait nous venions tous d'Ascors. Cela fait plusieurs années que nous faisons le commerce du cheveu. Nous avions trouvé récemment un scalp blond, une rareté. Peut-être même recelait-il quelques cheveux lumineux, ceux qui brillent dans le noir ! Il a fallu qu'un petit être et un guerrier qui sont vos sosies nous lee volent...

Torgen lui laissa le bénéfice du doute et accepta son histoire. Mais si tout n'était qu'un tissu de mensonges, personne et surtout pas Eileen ne l'empêcherait de lui régler son compte. A la demande de Myira, Rigar leur raconta la chasse et le vol.

- C'était avant-hier, le jour de la pleine Lune, peu avant le crépuscule. Aoun et moi chassions comme à l'accoutumée quand nous aperçûmes la chevelute et son mâle sur une petite plage de l'autre côté de la rivière que nous suivions. Le mâle s'enfuie dès qu'il nous vit. La chevelute, elle, resta immobile. Elle me regardait fixement avec un large sourire comme je m'approchais d'elle. Comme si elle me disait : Viens si tu l'ose ! Et si c'était la Mauviette pensais-je soudain. J'eue alors peur de disparaître dans une brume mauve. Cette région s'appelle les Mauveterres à cause de cela. Ces brumes, elles restent en place parfois plusieurs jours avant de se dissiper. On ne revoit jamais ceux qui ont le malheur d'y pénétrer...

- Continue ton histoire ! demanda Eileen, désireuse de savoir ce qu'il avait fait à cette pauvresse. Femme ou chevelute, pour elle il n'y avait pas de différences et sans le savoir Rigar joua sa vie.

- Je redoublais donc de prudence et je m'approchais aussi lentement que possible d'elle. J'ai traversé la rivière et pris pied sur la plage. Je l'ai touchée en ayant très peur de disparaître. Heureusement pour moi, ce n'était pas la Mauviette ! Je l'ai ceinturée tout de suite. Elle est morte sans souffrir, un égorgement bien net. Parce que je tue toujours avant de scalper, pas comme d'autres !

Torgen s'adressa à Eileen :

- Vas-tu le laisser vivre pour qu'il puisse assassiner d'autres chevelus ?...

Elle ne savait que répondre. Partagée entre le désir de faire cesser ce massacre atroce et la conscience de son impuissance, Eileen cherchait désespérément une solution sans la trouver. Elle ne pouvait se voiler simplement la face, cee serait pourtant si facile.

- Pourquoi "assassiner" ? s'insurgea Rigar. Ils vivent nus et ne parlent pas, ce ne sont donc pas des hommes, ni des femmes mais des bêtes tout simplement. On assassine pas des bêtes, on les tue !

Myira, exaspérée, lui lança au visage le scalp trouvé dans la caverne. Rigar se dégagea du scalp d'un coup d'épaule et continua :

- Nous l'avions à peine scalper que " ceux-qui-vous-ressemblent-étrangement " sont sortis des fourrés. Ils ont joué le rôle de voyageurs égarés, comme vous, pour endormir notre méfiance et sous la menace de leurs armes, nous ont forcés à leur donner le scalp. Pour sûr qu'ils en connaissaient la valeur, les crapules ! Nous nous sommes jeté à leur poursuite aussitôt. Je me souviens être entré dans une clairière puis plus rien jusqu'à ce qu'Aoun me réveille, au début de l'heure de l'Araignée.

- Vous êtes né à l'heure de la Lyre, n'est ce pas ? coupa Archibald.

- Je ne sais pas, répondit Rigar.

- C'est sûr et certain ! trancha Archibald, un léger sourire aux lèvres. Vu les circonstances, ce ne pouvait être qu'un sortilège de sommeil lancé par la voie d'Hypnos. Le petit être était donc haut-rêvant. Fâcheux...

- C'est étrange comme coïncidence ! reprit Rigar, il m'est arrivé la même chose hier soir quand vous nous avez lâchement agressés...

- Pas tout à fait ! tenu à préciser Archibald.

Cette remarque fut suivie d'un long silence.

Pour Eileen, toute vie valait la peine d'être sauvée, même celle de chasseurs de chevelus. Ils ne se rendaient pas compte de l'horreur de leurs actes. Comment alors les juger et encore moins les punir ?...

Elle prépara une décoction de fausse suppure, une herbe de soin, pour l'enchanter et la donner à Aoun. Celui-ci la but sans céder à la magie. Les Dragons ont fait leur choix ! pensa-t-elle. Aoun résista également à celle d'Archibald. Il gémissait en disant à qui voulait l'entendre qu'il n'avait plus soif alors que Socrane en préparait une troisième et ultime. A celle-ci il ne résista pas et s'endormit.

La force de la potion avait été calculée pour guérir les blessures mais ne pas lui rendre ses forces. Ils les récupéreraient de toutes les façons en plusieurs jours.

L'avantage pour les voyageurs était qu'il serait un poids éventuel pour son ami s'il lui venait l'idée de les poursuivre. Personne encore ne croyait vraiment en l'histoire de Rigar et celui-ci restait plus que sceptique sur l'innocence de Myira et Torgen.

Ces sosies, s'ils existaient vraiment, présentaient un réel danger pour eux. Partout où ils passeraient, avec tous les chasseurs qu'ils croiseraient, une pareille mésaventure pourraient leur arriver de nouveau. Il fallait crever l'abcès sans tarder.

Telle était la position de Torgen.

Ils convinrent Rigar de les conduire à l'endroit où le vol avait été commis. Aoun fut installé dans la caverne et le groupe se mit en marche. Ils s'enfoncèrent plus avant dans la forêt, s'éloignant encore de la route de l'est déjà distante de dix milles.

Début Dragon, ils découvrirent la rivière au fond d'un val aux pentes envahies de fougères. Les berges disparaissaient sous les végétaux occupant la moindre parcelle de terre. En remontant son cours durant quelques minutes, ils arrivèrent à un coude où le lit était très peu profond. En face d'eux, une petite plage, coincée entre la rivière et la pente raide du val, longeait l'extérieur du coude. Ils aperçurent tous le cadavre de la chevelute, scalpé et à moitié dévoré, gisant sur le sable. Seul Rigar ne s'en émut pas.

Le chasseur raconta de nouveau son histoire en mimant cette fois ses mouvements et gestes. Ayant accompli ce qu'ils attendaient de lui, Rigar les quitta avec soulagement. Il se sentait mal à l'aise en compagnie de tous ces haut-rêvants !

Torgen put remonter la piste des voleurs jusqu'à une clairière moussue où, d'après les rares traces encore visibles, Rigar avait dû être endormi. Puis plus rien, la piste était trop vieille. Ils choisirent de suivre la direction des montagnes, pensant à juste titre que les sosies ne s'en tiendraient pas là et écumeraient la région avant de la quitter.

Vers fin Dragon, ils croisèrent le cours d'une rivière aux eaux limoneuses et vers mi-Epées ils établirent leur camp au pied d'une haute colline escarpée. Torgen distribua les rôles. Archibald et Socrane s'activèrent aussitôt à la préparation du feu, et Eileen râla tandis que Myira et Torgen s'enfonçaient dans la forêt. Il lui avait confié la tâche la plus fatigante: grimper sur la colline pour observer les environs.

Elle ne prit que ses armes et commença l'ascension.

Au début de l'heure de la Lyre, elle se trouvait en haut d'un mamelon d'une cinquantaine de mètres de circonférence. Il était dégagé de tout arbre et des rochers affleuraient par endroits d'un sol herbu et buissonneux. Un tapis de collines basses et densément boisées se déroulait presque à perte de vu tout autour d'elle.

Elle distinguait la vallée de Nogaric à environ vingt-cinq milles vers le sud. Plein ouest de hautes montagnes se découpaient dans le soleil couchant à environ cinquante milles. La chaîne s'incurvait au nord et au sud comme des mâchoires prêtes à se refermer. Elle épia les éventuelles colonnes de fumée s'élevant vers le ciel. La seule qu'elle distingua fut celle de son camp, en contrebas.

Au crépuscule, les ondulations vertes des collines devinrent de plus en plus sombres et les montagnes se masquèrent de brume. Un bruit la fit se retourner. Cinq ou six chauve-souris, de grosses chauve-souris, volaient en un groupe compact en rase motte. Elles zigzaguèrent à un mètre du sol et filèrent vers le ciel où elles se fondirent avec les ténèbres naissantes. Eileen n'en avait jamais vu de si grosses. Le règne animal était pour elle un perpétuel sujet d'étonnement, ses connaissances en la matière étaient plutôt minces et sa soif d'apprendre insatiable. Profitant des derniers rayons du soleil couchant, elle redescendit vers le camp en se guidant sur les lueurs rougeâtres et dansantes du feu.

Elle baissa la tête d'une manière instinctive au moment où une des chauve-souris piqua sur elle. Elle lui frôla les cheveux et regagna l'abri des ténèbres en quelques battements d'ailes. Que ce serait-il passé si elle n'avait pas réagi ? La question l'effleura tandis que le petit vampire faisait un large demi-tour et retentait sa chance. Il la frôla une seconde fois. Durant tout le chemin de retour, les chauve-souris l'accompagnèrent, la frôlant à plusieurs reprises.

Le soleil disparaissait derrière les montagnes quand elle rejoignit ses compagnons avec son étrange cortège. Une dizaine de petits vampires tournoyaient autour du camp en un ballet macabre. Archibald les observa un instant. La seule chose dont il était sûr était qu'il ne s'agissait pas de vampires, ceux-ci faisaient plus d'un mètre d'envergure. Peut-être sont-ce des petits vampires ! songea-t-il en haussant les épaules avant de se replonger dans la lecture passionnante d'un parchemin draconique.

Courant Araignée les appels des petits finirent par attirer les vampires adultes.

Torgen, qui, comme à l'accoutumée, veillait à cette heure, aperçut soudain une énorme chauve souris de plus d'un mètre d'envergure apparaître à la limite des ténèbres. Le vampire entama un large cercle autour du campement, disparaissant parfois dans la nuit. Torgen réveilla Myira en cherchant des yeux le monstre. Là haut dans les ténèbres et le silence, le vampire venait de choisir sa proie. Myira ouvrait ses yeux ivres de fatigue quand la bête fondit. Torgen réagit trop tard. De tout son poids, le vampire se laissa choir sur Archibald endormi. Ses griffes agrippèrent les vêtements d'Archibald et ses crocs s'enfoncèrent dans son cou. Il se réveilla en sursaut, fou de douleur et d'angoisse.

De la bête accrochée à son dos, il ne pouvait voir que ses ailes qui doucement l'enveloppaient. Il sentait la chaleur humide de son propre sang inonder ses vêtements. Une peur panique l'envahit...

Torgen frappa de toutes ses forces l'animal. Le coup de bâtarde lui fit lâcher prise et la bête s'affala sur le sol, le poitrail ouvert et une aile déchirée. Elle battait désespérément des ailes pour s'enfuir quand Torgen lui donna le coup de grâce.

Myira se précipita vers Archibald tombé à genoux. Le sang s'écoulait abondamment de la plaie béante. Il fallait stopper l'hémorragie rapidement pour éviter le pire. Elle allongea Archibald complètement désorienté et déchira sa tunique pour en faire des pansements.

Torgen essuyait son épée sur le cuir duveteux des ailes du monstre quand son instinct de guerrier lui fit tourner la tête vivement. Noires bêtes habillées dee nuit, deux vampires, silencieux comme la mort, glissèrent l'espace d'un instant dans le rayon de lumière du feu pour aussitôt regagner les ténèbres.

Il sangla son bouclier en grommelant et hurla. Eileen se dressa soudain et dégaina sa dague instinctivement. Socrane, quant à lui, gémit faiblement. Les deux vampires fondirent sur Torgen qui para magistralement leurs assauts. Son épée fendit l'air sans les toucher. L'un d'eux rompit le combat et regagna le ciel, le second s'acharna sur Torgen. Eileen se porta vers lui pour l'aider. Sa dague s'enfonça profondément dans le flanc de l'animal, le blessant gravement.

Diminué, le vampire ne put éviter le coup puissant de Torgen. Sa masse sans vie s'abattit lourdement sur le sol. Socrane s'étirait quand le dernier vampire le choisit pour cible. Il vit la bête piquer vers lui et tenta de dégainer son épée à temps. Il n'y parvint pas. Heureusement, le vampire rata son attaque et voulut reprendre aussitôt de l'altitude. Au passage Torgen lui assena un coup qui entailla cruellement son poitrail. A l'agonie, le vampire se posa à terre et Torgen le finit.

Archibald sentait la vie s'écouler de lui au rythme des battements de son cœur. Il allait sombrer dans le coma quand Myira arrêta enfin le flot de sang. Il était trop mal en point pour s'apercevoir qu'il n'avait plus de tunique. Comme Myira terminait le pansement, Eileen s'activait près du feu. La décoction fut prête rapidement et la potion enchantée en quelques secondes. Archibald la but mais ne s'endormit pas.

- Es-tu sûre de n'avoir rien oublié ? questionna-t-il, perplexe.

- Tout à fait sûre ! se défendit-elle.

Archibald n'insista pas.

L'aube se leva enfin. Pour Archibald, elle représentait la fin d'interminables moments de souffrance. Cette heure lui sembla bénéfique, aussi enchanta-t-il une décoction pour son propre usage. Dans le petit matin brumeux, alors que Torgen et Myira partaient relever les collets, il avala le liquide magique et sombra dans le sommeil.

Eileen le réveilla en le secouant énergiquement. Il avait l'impression qu'il ne s'était écoulé que quelques secondes mais son cou exempt de blessures et ses forces revenues le détrompèrent. Après un ultime bâillement, il saisit le sens des paroles angoissées d'Eileen. Myira et Torgen se mourraient. Ils étaient revenus titubant et vacillant de leur tournée des collets et s'étaient aussitôt écroulés. Une odeur pestilentielle imprégnait leurs vêtements.

Mais qu'était-il donc arrivé ? D'après ce qu'Eileen avait pu comprendre des balbutiements de Torgen, Myira et lui avaient trouvé dans un collet un animal dee la taille d'un gros hérisson au pelage duveteux gris clair. Il dégageait une odeur insoutenable même à plusieurs mètres de lui, pourtant Torgen tint à le ramener au camp. En chemin, ils s'étaient trouvés soudain mal et Torgen instinctivement avait jeté l'animal dans les fourrés. Ce geste leur avait sans doute sauvé la vie à tous. En effet ce qu'ils ignoraient est que cet "hérisson" était en fait un boniment, un petit mammifère qui a la particularité d'émettre une sécrétion volatile empoisonnée particulièrement violente quand il prend peur, poison contre lequel il était immunisé.

Piégé dans un collet, se débattant désespérément pour se libérer et n'arrivant qu'à s'étrangler un peu plus à chaque mouvement, le boniment était autant mort de frayeur que d'asphyxie. Toute cette angoisse s'était traduite par une énorme quantité de poison flottant dans l'air tout autour de lui.

Archibald les examina en se bouchant le nez. Ils n'avaient aucune blessure apparente et pourtant leurs forces déclinaient à vue d'œil. Maladie ou empoisonnement, il devait trancher avant de tenter d'enrayer magiquement la cause de leur mal. Plus par intuition que par déduction, il choisit l'empoisonnement. Il fallait que ce soit cela.

Socrane ne possédait que le rituel de guérison des empoisonnements et il n'avait visiblement pas le temps d'apprendre celui des maladies...

Archibald apposa les mains à Torgen qui s'endormit. Il était sauvé. Socrane eut moins de chance avec Myira. Le rituel ne marcha pas. Archibald lui apposa les mains à son tour sans plus d'effet.

Ni l'un, ni l'autre n'avait plus assez de rêve pour tenter un ultime rituel et Eileen ne connaissait pas le rituel nécessaire. Myira allait mourir et ils étaient tous impuissants à la sauver. Tout haut-rêvants qu'ils étaient, ils ne pouvaient rien. Socrane fit une ultime tentative. Il avait dans son sac une potion enchantée de murus. Il y avait une chance que cette plante soit un des antidotes du poison, le murus étant souvent employé comme tel.

Myira déglutit faiblement. Les secondes qui suivirent furent pour tous les plus longues de leur voyage. Ils retinrent leur souffle, fixant tous les yeux de la gnomesse. Ils se fermèrent lentement. Tous hésitaient à vérifier si elle respirait encore, un léger ronflement leur enleva tout doute. Ils rirent, d'un rire nerveux, exutoire à l'angoisse.

Le reste de la journée fut consacrée à la préparation de potions enchantées pour rétablir Myira et Torgen. Eileen et Socrane s'affairèrent à la tâche.. Archibald s'endormit vaincu par la fatigue, il s'épuisait toujours aussi inexplicablement vite. Son sommeil fut visité par les Dragons qui lui imposèrent un pèlerinage à l'autre bout des terres médianes du rêve avant tout autre acte de magie de sa part. De cela il ne prendrait conscience qu'à son réveil.

Les potions étant administrées, Myira et Torgen s'endormirent à leur tour. les réserves de nourriture et d'eau étaient au plus bas, de plus celle d'herbes de soin baissait dangereusement. Eileen se dévoua pour aller chasser et remplir les outres alors que Socrane gardait le camp et veillait sur le sommeil de ses compagnons. Il n'aimait pas l'idée de la savoir seule en pleine forêt. Comme lui, elle connaissait mal ce milieu et risquait de se perdre en s'y aventurant. Ne prenant que ses armes et les outres, elle entra résolument dans le sous-bois bordant la clairière.

Après un quart d'heure de marche, elle découvrit avec soulagement un ruisseau.

Lourdement chargée, elle revenait sans traîner vers le camp quand un gros oiseau, de la taille d'une dinde, prit sons envol à quelques mètres d'elle. Elle décocha deux flèches coup sur coup sans l'atteindre. Eileen ne s'avoua pas vaincue, elle poursuivit l'oiseau sans penser une seconde qu'elle perdait le peu de repères qu'elle possédait.

Elle buta sur un grand roncier impénétrable. Elle le contourna et battit le terrain à la recherche de son dîner, l'arc armé, les doigts crispés sur la corde. Elle avait perdu tout espoir de retrouver l'animal lorsqu'elle l'aperçut enfin. La troisième flèche fut la bonne.

Une heure s'était écoulée, le crépuscule menaçait. Tous s'étaient réveillés et Socrane commençait à s'inquiéter quand Eileen sortit des fourrés, brandissant fièrement sa prise. Elle avait retrouvé le camp uniquement en se fiant à son intuition. Le docte Archibald identifia le volatile comme étant une crampe, un oiseau migrateur de la famille de l'oie. Sa chair était parfaitement consommable et même assez fine. Vers mi-Lyre, la crampe était cuite et aussitôt dévorée.

Archibald après s'être essuyé les lèvres sur la manche de son pourpoint commença son long pèlerinage. Il dût l'interrompre bien vite brisé de fatigue après avoir vainement tenté de vaincre son vieil ennemi, le marais.

Le crépuscule allait céder la place à la nuit, Eileen et Torgen veillaient sur le repos de leurs compagnons. Ils perçurent tous deux une faible odeur de fumée apportée par la brise. Un camp, peut-être celui des sosies, n'était pas loin d'eux. D'un commun accord, ils ne réveillèrent pas les autres.

Les Dragons n'en avaient pas fini avec les haut-rêvants. Ils s'acharnèrent sur Archibald en ajoutant à son désir lancinant de passer la nuit sur une échelle, celui également aérien de grimper à un arbre à au moins onze mètres de haut. Socrane, lui, rêva d'une de ses vies antérieures où il avait été un grand chirurgien. Ce rêve, il le savait, le hanterait tant qu'un fragment de ces connaissances oniriques ne deviendrait pas réelles, tant qu'un fragment de ce qu'il avait été ne serait pas de nouveau en lui...

Le dix-huitième jour du mois de la Lyre débuta par une aube brumeuse. Archibald, morose comme à l'accoutumée, acheva son long pèlerinage onirique. Libéré de ce fardeau, il mangea de bon cœur sa part de crampe dont les restes faisaient office de petit-déjeuner. Le Vaisseau était passé depuis peu quand ils levèrent le camp.

Début Faucon, ils progressaient, Torgen en tête, le long d'une sente animale au fond d'un vallon encaissé. Un gémissement leur parvint de buissons, vingt à vingt-cinq mètres devant eux. A mi-chemin des buissons, les gémissements cessèrent brusquement. Une créature bipède se dressa vivement et s'enfuit aussitôt. Elle ressemblait en tous points à un homme à la musculature fine que l'on devinait puissante à ses mouvements vifs et sûrs. Sa peau était cuivrée, halée par le soleil.

Il était nu. A son crâne rouge et sanguinolent, ils comprirent que ce chevelu, le premier qu'ils voyaient, avait été scalpé vif.

Comment des hommes peuvent-ils commettre de telles atrocités ? pensa Eileen autant horrifiée que révoltée. Elle n'était pas au bout de ses désillusions. Dans les buissons gisait le corps d'une chevelute. Admirablement proportionnée, belle même, elle avait le crâne scalpé, la gorge ouverte et le bas ventre plein de sang. Ses yeux encore ouverts fixaient le ciel d'un regard plein d'incompréhension. Eileen s'agenouilla et clôt ses paupières.

Elle était morte à l'aube selon Myira. Eileen n'écoutait pas, la colère l'envahissait.

Comment pouvaient-ils prendre ces hommes et ces femmes pour des animaux ?

Comment ne pas s'apercevoir combien ils étaient proches de nous ? Ils s'aimaient et souffraient comme nous...

A la colère vint s'ajouter un terrible sentiment d'impuissance. Ils ne pouvaient rien faire pour arrêter le massacre. Tout au plus arriveraient-ils à en sauver temporairement quelques uns et ce certainement au prix d'autres vies humaines.

Eileen serra les poings. Elle espéra sincèrement que dans son prochain rêve la vie de cette femme soit meilleure et que ses tortionnaires soient les chevelus d'autres monstres. O oui ! Cela elle l'espérait! Souffrance pour souffrance, vie pour vie, tel était le prix que devait payer tous ces meurtriers...

Torgen chercha aux alentours les traces sanglantes des scalps. De gouttelettes écarlates en rameaux brisés, la piste ténue les mena à une large clairière quelques milles plus au sud. Un foyer éteint aux cendres dispersées et des paquets de crottin de cheval étaient les seuls reliefs du camp des chasseurs. Des traces de sabots d'au moins trois chevaux menaient vers le sud-est avant de s'enfoncer dans la forêt.

Inutile de les poursuivre, ils étaient beaucoup plus rapides qu'eux. Jamais ils ne sauraient si les sosies faisaient partie de ce groupe.

En bordure de clairière, Archibald trouva l'arbre de ses rêves. Il s'y attaqua avec empressement et jouissance. Il eut plus de mal à redescendre qu'à monter. Essoufflé mais heureux il regagna le sol et s'assit au pied de l'arbre. Sa joie était visible, presque exubérante, mais elle ne dura pas. A son bonheur, il manquait le plaisir ineffable de passer une nuit sur une échelle et Archibald reprit sa mine morose coutumière.

Toute l'après-midi, ils battirent le terrain vers le nord-ouest à la recherche de gibier et d'herbes de soin. Ils croisèrent de nombreux mélikassiers, des arbustes verdoyants chargés de grappes de baies mauve noir. La mélikasse avait un goût à la fois de cassis et de savon. Le mariage était plutôt âcre mais la baie était comestible. Ils ne les cueillirent pas, comptant sur leur chance pour trouver des victuailles plus agréables au palais, ce en quoi ils n'avaient pas tort. Un peu plus loin, ils trouvèrent des mûriers croulant sous les fruits juteux. Tous se jetèrent dessus avidement.

Myira, maladroite pour une fois, déchira ses chausses au genou droit, se faisant une vilaine écorchure. Sans attendre, elle la lava et la pansa. Les mûres ne les rassasièrent pas tous ; Torgen et Socrane durent, à contrecœur, compléter leur ration du jour avec des mélikasses.

Près des mûriers, ils découvrirent quelques brins de suppure, de quoi regarnir un peu leurs réserves d'herbe de soin. L'après-midi tirait à sa fin, aussi cherchèrent-ils un endroit pour établir leur camp. Echaudés par leur expérience du boniment, Myira et Torgen refusèrent d'aller chasser. Eileen et Socrane se chargèrent de la corvée.

Archibald vit avec appréhension le grand amour de sa vie précédente disparaître dans la forêt. Une fois déjà dans cette vie il l'avait retrouvée pour la perdre presque aussitôt. La mort d'Eileen l'avait durement éprouvé et le souvenir de cet instant tragique restait toujours vif et présent à sa mémoire. Il ne savait comment il réagirait si elle devait lui être ravie une seconde fois. Torgen lui tendit de la bière à enchanter et Archibald chercha à chasser ses inquiétudes en se concentrant sur cette tâche triviale.

Torgen heureux tituba vers sa couche pour cuver. Myira s'attela au dessin représentant Torgen terrassant les frogoths. Après celui-ci, elle devrait réaliser sans attendre le combat contre les vampires. Elle espérait sans trop y croire que le grand Torgen garderait son arme au fourreau le temps qu'elle rattrape le retard pris ces derniers jours. La légende avançait décidément plus vite que ses dessins...

Penché sur un parchemin draconique, Archibald tentait vainement de lire. Il renonça finalement et fixa la lisière de la clairière. La nuit tombait et elle ne rentrait pas. Un sombre pressentiment l'envahit.

Ils avaient abattu une clognote, une sorte de gros écureuil noir rayé de blanc, et raté de peu un daim quand ils décidèrent de revenir au camp. Eileen lorgnait sur la longue queue à la fourrure profonde et soyeuse de la clognote. Elle la voyait déjà pendre à son chapeau et il lui tardait de pour commencer à la tanner.

Le crépuscule menaçait et plus ils avançaient, moins ils reconnaissaient le chemin. Ils arrivèrent en haut d'un petit raidillon surplombant un val encaissé où un ruisseau d'un mètre de large courait entre les arbres. Ni l'un, ni l'autre ne se souvenaient d'être passés par là. Ils étaient perdus.

Loin du camp, sans rien d'autre que leurs armes, ils ne se laissèrent pas gagner par la panique. Ils étaient tous deux des voyageurs habitués aux coups durs. La première chose à faire était d'établir leur propre camp pour la nuit. Demain était un autre jour.

Comme ils approchaient du ruisseau, un grognement les fit pivoter sur eux-mêmes.. A dix mètres d'eux, un gros sanglier roux les observait, l'œil mauvais. Eileen recula prudemment alors que Socrane se figeait de peur, la bête était un carse mâle, l'espèce de sanglier la plus grosse, la plus vicieuse, la plus hargneuse. Il allait les charger sans aucun doute. Le carse grogna de nouveau, rebroussa ses gros sourcils roux et fonça vers eux de toute sa formidable puissance.

Eileen et Socrane se séparèrent, chacun courant en direction d'un arbre. Le carse choisit de poursuivre Socrane, peut-être parce qu'il sentait la peur qu'il lui inspirait.

L'animal était à un mètre derrière lui, il entendait sa respiration rauque et devinait ses défenses prêtes à lui fouiller les reins. Eileen sauta le ruisseau et se retourna pour tirer.

Socrane lâcha son arc et rassembla toutes ses forces pour sauter dans le premier arbre venu. In extremis il bondit vers une haute branche transversale et s'y agrippa avec l'énergie du désespoir. Le carse grognait en dessous attendant qu'il tombe comme un fruit mûr. La branche fléchit, de sinistres craquements provinrent de son attache au tronc mais elle résista sous son poids. Socrane n'osait pas bouger, le moindre mouvement pouvait briser la branche et précipiter sa chute.

Sa première flèche érafla la bête, la seconde se ficha dans son échine. Le carse grogna et se tourna vers Eileen, une lueur de colère dans ses petits yeux noirs.

Sans l'attendre elle gagna le plus proche arbre et y grimpa. Le carse frustré dee sa proie donna des coups de boutoir dans l'arbre, le faisant trembler de sa cime aux racines. Peu rassurée, elle s'agrippa au tronc. Qu'attendait donc Socrane pour tirer à son tour sur le carse ?

Il hésita quelques instants avant de descendre de son perchoir pour ramasser son arc. Tremblant encore de peur, il visa l'animal. Les deux premières flèches finirent dans les buissons aux alentours, la troisième se planta dans l'épaule du carse.

Rendue fou de rage par cette blessure légère, la bête délaissa Eileen et chargea de nouveau Socrane qui se réfugia aussitôt dans le même arbre.

Le carse voulait visiblement en finir. A coup de boutoir, de défenses, de sabots, il s'acharnait sur l'arbre qui semblait durement ébranlé. Peut-être même la bête à force de rage allait-elle arriver à le mettre à terre. Un frisson d'angoisse parcourut l'échine du voyageur.

Eileen elle aussi était résolue à en finir, elle sauta à terre et mit la bête en joue. Sa flèche se ficha dans l'arbre, à quelques centimètres de la botte de Socrane. Le bruit fit dresser l'oreille du carse. Il fit volte-face et la vit. Ses sourcils roux se froncèrent, ses yeux noirs se chargèrent de haine, ses muscles noueux se bandèrent et il s'élança en grognant.

Ce petit jeu avait assez duré, elle ne fuirait pas cette fois. Elle réarma rapidement et tira alors que le carse traversait le ruisseau. La flèche entra par la narine et s'y enfonça jusqu'à l'empennage, tuant l'animal net.

FIN