Chroniques inachevées/Premier récit

De Oniropædia

Je me commets rarement à la folie de la confidence, mais j’avoue qu’un auditoire de qualité me manque parfois. Bah, il faut bien narguer le destin pour donner du sel à la vie, et je ne vois pas encore comment vous pourriez me nuire. Je vais donc peut-être me fendre d’une de mes histoires…

Dracopolis, capitale des Hautes Terres. Un nom bien pompeux pour cette petite citée portuaire, mais elle a fait au moins l’effort de remparts décoratifs d’un château royal devant impressionner les indigènes. Il faut parfois peu de chose.

Nous y sommes arrivés il y a deux jours en longeant un large et calme fleuve. Sa localisation exacte ? Je ne saurais vous le dire, ma mémoire est confuse, de par ce fréquent phénomène que nous autres, Voyageurs, appelons le Gris-Rêve. Et que cela peut-il bien signifier dans ce chaos anarchique que sont les songes de nos Créateurs, ces larves indigentes que l’on nomme Dragons pour nous faire peur. Pas grand-chose, c’est certainement moins amusant que ce que les locaux en croient, de cette fameuse localisation. Dracopolis, laissez-moi rire !

Saviez-vous que le cours d’eau s’appelle le Fleuve de l’Oubli ? Oui, ne riez pas, du même nom que le puissant courant de l’inconscient draconique qui nous empoisonne l’existence dans les Terres Médianes ! Et nous l’aurions longé jusqu’à son embouchure pour nous retrouver dans les Hautes Terres du Rêve ! Et le plus fort, c’est que ces pauvres vrai-rêvants sont fort imbus d’eux même car ils sont persuadés que les Hautes Terres seraient, non pas la conscience des Dragons, mais leur réalité, leurs propres Basses Terres ! La preuve, affirment ces sombres imbéciles, c’est qu’il y a un Dragon qui vit sur cette petite île au nord…

Un Dragon sur cet îlot… Si de ventrus navires marchands parcourent bien la mer du sommeil en direction de l’archipel des cornes, l’endroit est bien sûr tabou. Tout le monde croit au mythe, même mes « compagnons » il me semble. Il faut bien admettre que si la bête ne s’est point montrée depuis cinq décades, son dernier atterrissage sur la place du marché semble avoir laissé un souvenir impérissable aux vieux du coin, et que l’on retrouve sa trace dans des écrits bien plus anciens. Elle aurait même fait brûler la moitié de la cité de son « souffle ardant » voici trois siècles.

Les imbéciles qui me servent de couverture (et oui, qui soupçonnerait le servile marmiton d’une bande de traîne-savates, aussi laid soit-il) et de garde du corps veulent aller voir le potentat et consulter les royales archives. Grand bien leur fasse, je leur laisse cet honneur ! Les convaincre que ce n’est point la place d’un modeste servant et qu’il me faut songer au ravitaillement est chose aisée, ils ont l’habitude de mes éclipses épisodiques. Ils ne devaient point se douter qu’avec Horacio (la vielle rosse lâche mais increvable qui se prétend ma mule), nous irions faire un petit tour dans les landes de Narcos afin de trouver un vallon à la solitude irréprochable. C’est que je n’aime guère faire du Haut-Rêve devant les vifs.

Ah, je vois à vos airs abrutis que vous ignorez tout du Haut-Rêve ! Il m’avait bien semblé percevoir quelques regards perplexes tout à l’heure… Comment vous dire ? Sachez que je suis magicien, et pas n’importe lequel… Hé, hé, hé, je possède entre autres ce talent fort rare de comprendre Thanatos ! Hum, je ne puis guère vous expliquer sans tomber dans les simplifications du vulgaire : la magie noire, la nécromancie, la voie du Cauchemar… Mais la plèbe des vrais-rêvants, et même des Hauts-Rêvants d’ailleurs, n’y comprend rien. Thanatos est la voie de l’Ultime Justice, c’est le poison qui nous rend Maître de nos Tyrans Draconiques, c’est l’unique moyen d’imposer ma volonté sur mon pitoyable corps contrefait.

Cette fois-ci, je serai un majestueux albatros, seigneur des cieux, cavalier des vents. Je monte dans une lente spirale, l’air chaud de couronne gonflant mes ailes comme la voile d’une goélette, au dessus d’Horacio qui paît tranquillement au coté de mes affaires. Comment, si nous étions dans la réalité des Dragons, pourrais-je me faire maître de leur rêve ? Je ne pourrai malheureusement jamais poser ma narquoise question… Mais baste, je glisse vers l’ouest en direction de la forêt d’Hypnos. Rien. Je repars vers l’est, survolant à nouveau la longue plaine de Narcos avant de me faufiler dans les vallons des Monts d’Oniros. Rien de rien… Je ne m’attarde guère car je n’espérais pas à grand-chose de ces pics, et qu’un spectacle bien plus intéressant m’attend au nord. Les Brisants de Thanatos ! Le spectacle est grandiose ! Les courants se fendent en des motifs complexes le long des affleurements affûtés, des vagues ombrageuses explosent en de gigantesques tours d’écume se mêlant aux vents rageurs, les blancs squelettes des navires sont autant de promesses de trésors inaccessibles aux simples naufrageurs. Cela me rappelle mon Isle, mais toujours rien…

Aucune résonance draconique, ces noms alléchants sont aussi pompeux que ce minable petit pays. Tant pis, le véritable but de mon expédition est cet îlot non loin au nord. Quittant la tourmente des brisants, je réduis mon altitude afin de mieux profiter de l’air chauffé à la crête des vagues. Aurais-je pu deviner que cela me sauverait la vie ? Je battais vigoureusement des ailes lorsque je sentis l’air me filer entre les doigts, le vent me siffler dans les oreilles et que je vis un immense mur bleu me foncer dessus.

Le choc, je le sens encore résonner au fond de mon crâne. Je me suis toujours demandé comment je ne m’étais pas noyé ce jour là. Hé hé, je dois être chevillé dans le sommeil de mon Dragon comme un vicieux petit cauchemar. En tout cas, je sais maintenant ce que ressentent les fâcheux à qui j’explose la tête grâce à toute la puissance onirique de mon poing thanataire. Enfin, sur le moment, j’étais assez loin de ces considérations, je cherchai surtout à rejoindre le rivage, de ramper sur le sable pour pouvoir vomir au sec... Bien que ma bosse me fasse une petite taille et un air mal fichu, ma constitution est trompeuse et la vie de Voyageurs est un rude entraînement. Le soleil n’était pas couché que je réussi tant bien que mal à me remettre sur mes pieds.

N’allez pas croire cependant que je faisais le fanfaron. Je n’avais que trop conscience de ma situation : seul, sans espoir de secours, nu, sérieusement choqué, sur une isle inconnue qui paraissaient certes petite vu de haut mais qui me présentait maintenant un infranchissable mur de jungle, une isle dont j’ignorai tout de la flore et surtout de la faune qui allait certainement s’éveiller avec la venue de l’obscurité, une isle sur laquelle était censé vivre un Dragon ! Mais ce qui m’inquiéta le plus, c’est que la magie ne fonctionnait plus…

Vous ne survivriez pas à mon enfance et à toutes les horreurs qui ont jalonnées mon existence si vous n’étiez pas absolument maître de vous-même. Je me chercha donc un lourd gourdin et m’aventura dans la jungle. Je fini par entendre un chant glougloutant qui me conduisit à un joyeux petit ru. De l’eau douce ! Imaginiez-vous bien mon corps meurtri brûlé par le sel et le soleil, mes lèvres crevassées, mes paupières rigides et ma gorge brûlante ? Il aurait pu passer un tigre vert à ce moment là que je n’y aurai point porté attention. De plus, je n’ai guère hésité longtemps avant de goûter ces fruits oranges dont le fumé m’inspirait (je me targue d’être un botaniste averti) et qui s’avèrent ne m’avoir point occis. C’est donc avec une irrationnelle lueur d’espoir que je repris mon exploration.

Comme de logique, le gros piton rocheux abritait une caverne. Une vaste caverne, même, où un grizzal pourrait sans conteste se redresser. Une vaste caverne imprégnée d’une ancienne odeur de fauve. Je me fie en effet souvent à mon odorat, que j’ai fort aiguisé, ce qui m’est bien utile devant une marmite ou un athanor. Sans lui, je ne vous narrerai certes point cette histoire au vu du nombre de délicates mixtures qui ont été mélangées à ma nourriture ou à ma boisson. Évidemment, j’ai trop souvent usé de cette méthode pour avoir le droit de me plaindre… Mais trêve de digression, je vous narre tout de même l’acte le plus fou de toute ma vie : je me suis enfoncé dans la caverne.

L’odeur devenait de plus en plus tenace, hurlant à mes jambes « Faîtes demi-tour, vite ! » mais sachez que je ne suis point lâche, même si je le mime fort bien. De fols et étranges espoir m’hantaient à ce moment, qui se sont vite envolés lorsque je perçu une lente et puissante respiration. Mais mon principal défaut est très certainement la curiosité. Un trou dans la roche laisse filtrer un rayon de lune. Mes pupilles écarquillées par les ténèbres perçurent une silhouette. Je m’approche prudemment. C’est énorme, plus gros qu’un cheval de guerre avec son caparaçon. Trois pas. Je devine de longues ailes membraneuses repliées sur le dos et… une queue de scorpion ! Deux pas. Son corps ressemble à ces félins des steppes chaudes que les seigneurs payent à pris d’or pour garnir leurs arènes. Je tourne autour. Sa de fauve m’apparaît curieusement humanoïde, je distingue ses babines se retrousser sur de formidables crocs à chaque respirations. Mon cœur décide de s’arrêter : les mouvements des babines se font de plus en plus rapides. Je ne dois pas être le seul à l’odorat développé…

Un grognement sourd fait vibrer la roche, des yeux brillants s’ouvrent doucement. Je recule lentement, me répétant sans cesse « ne pas tourner le dos, ne pas courir ». La créature se redresse, me domine de toute sa hauteur, et ouvre sa redoutable gueule. Je fais mes adieux à ma pauvre carcasse, les doigts blanchis à force de serrer mon gourdin. « J’AI FAIM ! » La bête parle ! Serait-ce réellement un Dragon ? Non, je me reprends aussitôt, sûrement une espèce de félorn géant… Sa voie est grave et rauque, à la puissance d’un chœur d’armée, mais je ne la sens pas encore hostile. Du coup, j’ose gouailler : « Que voudriez vous manger, Seigneur ?» en évitant soigneusement de demander « qui ». La Chose semble intéressée et je poursuis donc, ridicule vermisseau blanchâtre et nu dont seule la parole le sépare des griffes de ce terrible monstre : « Souffrez que je me présente, Ygonaâr Doogoack, marmiton de quelques talents, je puis vous mijoter les plats les plus subtils… -JE N’AI QUE FAIRE DE TA NOURRITURE, PETIT HOMME, J’AI FAIM DE RÊVE ! »

C’est à ce moment précis que je compris. Toutes les anciennes légendes concordaient, les ailes, le souffle igné, l’apparente immortalité, la disparition de la magie… Seul de la queue de scorpion je n’avais jamais ouïe mots. Elles existaient donc bel et bien, ces créatures fantastiques, ces Entités de Rêve… Les Chimères. Certains prétendus sages affirment que les Chimères débarrassent les Dragons du Haut-Rêve, et surtout de ses immortels épines, les artefacts de Narcos. D’autres prétendent qu’elle voyage à travers les Rêves, franchissant les Limbes comme vous une venelle. Et des fous osent même narrer avoir voyagé sur leur dos ! Oh oui je te donnerai à manger, Chimère, et même jusqu’à l’indigestion ! Je t’amadouerai, je manipulerai ta séculaire sagesse par ton insatiable appétit. Je t’enverrai dans le rêve de mon plus dangereux ennemi, mon mentor. Et qui sait, peut-être grâce à toi retrouverai-je ma belle Isle de Kerlidan.

Que de projets qui bouillonnent dans ma tête, alors que j’en suis réduit dériver sur un fragile radeau de bois vert et de lianes. Mais bientôt les courants m’auront portés assez loin. Bientôt deviendrai-je un redoutable requin capable de rejoindre Horacio, capable de quitter cet îlot que les imbéciles du cru nomment du Dragon !

Hum, j’aurai du m’en douter, comme à chaque fois que me laisse aller au bavardage, je vous en ai trop dit. Vous devriez partir, et partir VITE, avant qu’il me prenne l’envie de m’adjoindre pour l’éternité votre froide compagnie.
Hum, c’est cela, détalez mes mignons, et profitez de la vie tant que vous en avez le loisir. Je sais bien que vous reviendrez… Ah la curiosité !