« Eileen Skyclad, une aventure » : différence entre les versions

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==La Nouvelle==
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Version du 22 novembre 2006 à 12:13



Introduction

Il s'agit là de ma première nouvelle. Elle a été écrite en 1989 d'après des notes prises lors d'une partie ayant Denis Gerfaud comme gardien des rêves. Elle a été mise en ligne initialement sur le site "La Chimère aux Mille Rêves" lors de son ouverture.

Pierre Lejoyeux

"Quatrième de couv"

...

La Nouvelle

Chapitre 1

C'était le début de l'automne, le septième jour de la Lyre. La nuit venait de tomber.

Seul un feu de camp aux flammes vacillantes trouait le noir manteau qui s'étendait, inexorable et silencieux. Seule près de l'âtre, Eileen, machinale, peigna ses longs cheveux bruns puis alimenta le feu. Depuis qu'elle avait commencé à voyager ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait seule, livrée à elle-même. Elle n'aimait guère cela parce que solitude rimait toujours avec peur et ennui.

L'automne s'installait petit à petit, jaunissant les feuilles et faisant fraîchir le temps, elle s'enveloppa dans son manteau de renard et attrapa son luth. Elle se sentait mélancolique et sa musique se fit le reflet fidèle de ses sentiments. Une branche craqua prés de son campement. Elle arrêta aussitôt de jouer et tendit l'oreille.

Instinctivement sa main glissait jusqu'au pommeau de sa dague.

Prudemment, les mains éloignées du corps, un homme sortit des ténèbres. Ils restèrent immobiles à quelques mètres l'un de l'autre plusieurs minutes. Prêts, elle à se dresser sur ses jambes, lui à dégainer son épée. Ses vêtements crottés étaient fait de cuir épais entaillé par endroits. Un large chapeau de cuir masquait son regard et une longue épée bringuebalait à son côté. A en croire tout ce qu'il transportait, sac à dos, besace, outres, arc et carquois, l'homme était à n'en pas douter un voyageur, tout comme elle.

Il ôta son chapeau en approchant d'un pas. De taille moyenne, il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Brun, barbu, les yeux verts, il aurait pu être mignon sans ses pommettes trop saillantes et ses oreilles un peu décollées.

Socrane approchait lentement du feu, ne quittant pas des yeux la voyageuse qui était assise à côté. Jeune, dix-huit printemps à peine, et jolie, très jolie même, elle ne lui inspirait aucune peur ; mais son habitude du voyage et sa connaissance du haut-rêve lui dictèrent toutes deux la prudence. Les voyageurs ne sont pas des solitaires de nature et le don de la magie n'est pas rare parmi eux. Il scruta les alentours sans résultats puis tenta de la rassurer.

- N'aie pas peur, je suis un voyageur. Je ne veux que dormir près de ce feu...

Elle ne répondait pas et ne le quittait pas des yeux. Il continua à lui parler en s'approchant pas à pas. Il fallait éviter par dessus tout qu'elle ne prenne peur. Il ne lui voulait aucun mal, simplement partager la chaleur de ce feu de camp.

Socrane la détailla un peu plus comme il s'approchait d'elle. Outre le manteau de fourrure, elle était vêtue d'un pourpoint et de chausses de cuir fin et souple. Le pourpoint dégrafé laissait entrevoir une chemise de lin tendue sur une poitrine ferme et bien ronde. Il n'avait que rarement vu de femme plus ravissante et se félicita d'avoir quitter son abri froid et précaire pour tenter sa chance auprès de ce feu.

Malgré ses assurances, elle restait visiblement méfiante et si elle avait peur elle ne le montrait pas.

Tout comme lui, elle ne désirait pas passer la nuit seule, en pleine nature. Aussi accepta-t-elle ce nouveau compagnon malgré ses appréhensions. Socrane s'installa près du feu et le nourrit. Ils discutèrent de leur souvenirs de voyage respectifs, il la fit rire. Sa méfiance semblait envolée, ils décidèrent de faire un bout de chemin ensemble et cédèrent à la fatigue, l'un après l'autre. Malgré ce que pensait Socrane, cette nuit-là, emmitouflée dans son manteau, elle garda la main sur le pommeau de sa dague...

Le lendemain matin, ils se mirent en marche au début de l'heure du Vaisseau. Le paysage était le même que les jours précédents: un tapis apparemment sans fin de basses collines faiblement boisées. Vers mi-Couronne, ils atteignirent un petit village nommé Nogaric. Au sud, ils pouvaient apercevoir la ligne sombre et imposante d'un plateau fendue par une large passe. Une rivière s'écoulait de cette passe et traversait le village avant d'amorcer une méandre vers l'est. Grimok, un paysan,, les accueillit. Comme Nogaric ne possédait pas de maison des voyageurs ni même une auberge il les logea dans la salle des jugements, une maison isolée servant de tribunal et jouxtant le cimetière.

Un cimetière est une chose peu courante, les morts étant d'habitude brûlés, jetés dans un gouffre, un fleuve ou une déchirure ou encore abandonnés purement et simplement aux charognards. Aussi, La curiosité d'Eileen et Socrane fut-elle attirée par ce lieu étrange. Ils s'installèrent dans la salle des jugements et allèrent ensemble le visiter. Chose curieuse, toutes les pierres tombales avaient la forme grossière d'une femme nue, le nom du défunt inscrit en runes carrées sur leur ventre.

Socrane s'aperçut à cette occasion qu'Eileen ne savait pas lire, ni à fortiori écrire.

Alors à quoi pouvait bien servir l'écritoire et les parchemins qu'il avait aperçu dans son sac ? Soit elle dessinait, soit alors...

Grimok fit part de leur arrivée à Messire Poupoute, l'homme le plus riche du village et, de manière implicite, également le chef. Poupoute, aux dires de Grimok, avait une fille nommée Lorène dont la beauté éclipsait celle d'Eileen. Sa jalousie viscérale se réveilla et elle se jura d'en avoir le cœur net. Elle devait la voir, savoir si elle était réellement plus belle qu'elle...

Désirant se renseigner sur la région, ils cherchèrent, sur les conseils de Grimok, le berger Vaseloute, le sage du village. Ils le trouvèrent près du puits. A l'odeur s'exhalant de lui on ne pouvait se tromper quant à sa profession, même de loin. A peu près la quarantaine, les cheveux en bataille, les traits secs, il s'appuyait sur sa crosse tandis que son chien gambadait autour de la margelle.

- Ne me dites rien, vous êtes des voyageurs ! Il en passe beaucoup en ce moment, ce doit être la saison...

Avant que la question ne passe les lèvres d'Eileen, il enchaîna.

- Il en est passé pas moins de trois voici deux semaines, deux hommes et une femme, et quatre autres il y a à peine dix jours. Ceux-là avaient avec eux une petite fille toute boulotte ! Eh bien, ils sont tous au tombeau maintenant...

- Au tombeau !? fit Socrane.

- Ben oui, le tombeau d'Escurial, sous la cascade de la rivière. Vous pouvez pas vous tromper, vous remontez la rivière jusqu'à une grande cascade flanquée de deux énormes statues de femmes nues bien roulées. Il jeta un coup d'œil à Eileen puis continua. Le tombeau est creusé dans la montagne en dessous. Faites attention, il semble avoir un mur, mais en fait il n'en a pas, ou plutôt on passe à travers ! C'est sûrement de la magie...

Ils quittèrent pour un temps le sujet du tombeau pour se renseigner sur la région en général. Vaseloute s'adressa à Socrane sur le ton de la confidence.

- Plus au sud, au delà de la passe, à deux jours de marche, il y a un village où les filles sont toutes belles et faciles. Ouais mon gars ! Il s'appelle Norbeck,, retient ce nom mon gars ! De ce côté ci de la passe, c'est les Mauveterres, de l'autre côté je sais pas... Il se tourna vers l'est. En suivant la route vous arrivez au village d'Ascors, le lieu de rassemblement des chasseurs de chevelus...

- Les chevelus ?

- Ben oui, les chevelus ! Ils ressemblent beaucoup à des humains avec de très longs cheveux mais ça n'en sont pas...

- Pourquoi ?

- Parce qu'ils sont nus et qu'ils ne parlent pas ! Quelle question ?! Les gens de la cité d'Amaranthe payent très cher les scalps de chevelus. Paraît qu'ils se les mettent sur la tête... Quelle drôle d'idée !

- Amaranthe est-elle loin d'ici ? s'enquit Socrane.

- La cité du lac Miroir ! Elle est à plusieurs jours de marche par la route,, au delà d'Ascors. Tous les scalps vont là-bas. Peut-être si vous chassez les chevelus en chemin aurez vous la chance, ou la malchance de rencontrer la Mauviette. C'est une chevelute dont les cheveux sont en or. Elle peut être votre fortune ou votre mort. Tous les chasseurs aimeraient bien l'attraper mais dés qu'ils l'approchent, elle prend peur et disparaît dans une brume mauve avec tout ce qui était auprès d'elle !

C'est pour cela que les collines où elle habite près des montagnes s'appellent les collines des mauves brumes.

Ayant eu leur compte de légendes, ils laissèrent Vaseloute à ses moutons et retournèrent à la salle des jugements. Là, ils discutèrent longtemps sur la direction qu'ils allaient prendre le lendemain avant de céder à la fatigue. Celle du tombeau l'emporta finalement surtout parce qu'il n'était qu'à deux heures de marche de Nogaric. Cette nuit-là, elle laissa sa dague au fourreau.

Ils quittèrent Nogaric dès l'aube. Sur la route du sud, peu après être entrés dans la passe, Socrane et Eileen rencontrèrent trois voyageurs, deux hommes et une petite fille boulotte. Le premier était un géant châtain clair aux yeux verts, l'air fier et volontaire. Il était bardé de cuir et de métal et portait bouclier et épée bâtarde.

Avec son armement et sa mine patibulaire, elle l'aurait cru tout droit sorti d'une bataille si le sac à dos, la besace et les outres qu'il transportait ne le désignaient immanquablement comme un voyageur. Le second homme, plus petit et fluet, avait les yeux mauves. Toute la tristesse du monde semblait peser sur ses épaules. Son équipement dénotait une expérience certaine du voyage et son pourpoint dee cuir lacéré de ses dangers.

La petite fille quant à elle était équipée de la même façon que l'homme aux yeux mauves et portait en plus un arc minuscule. Eileen ria en pensant à la description qu'en avait fait Vaseloute, sans doute ne savait-il pas ce qu'était une gnomesse. Bien en chair, les oreilles pointues, Ce petit être d'à peine plus d'un mètre de haut n'avait rien d'une enfant. En fait elle aurait pu être la mère d'Eileen, ou même sa grand-mère.

Le regard couleur de déchirure du voyageur au pourpoint en lambeaux, attira le sien comme un aimant. L'espace d'un instant ils plongèrent l'un dans l'autre. Troublée Eileen se détacha. L'homme aux yeux mauves, le visage transfiguré par une joie immense, se jeta sur elle.

- Eileen ! Est-ce bien toi ? Tu t'appelles bien Eileen Skyclad n'est ce pas ? C'est moi Archibald Mandegloire ! Ne me reconnais-tu pas?

Des brides de souvenirs lui revinrent en mémoire comme des lambeaux de rêve arrachés à l'oubli. Elle se souvint avoir voyagé avec cet Archibald et la gnomesse, Myira. Quant au troisième voyageur elle n'en avait aucun souvenir. Il n'en était pas de même pour lui. Torgen, l'homme au bouclier, leva les yeux au ciel:

- Non, ce n'est pas elle, pas de nouveau ! C'est un cauchemar...

- Tu ne me reconnais pas ! désespéra Archibald.

Les images éparses de ses rêves devinrent de vrais souvenirs, bien que encore confus et flous. Elle était sûre de le connaître, ou plutôt de l'avoir connu en rêve.

Elle lui sourit pour le rassurer et parce qu'elle avait pitié de sa mine tragique.

Archibald sentit un rayon de soleil entré en lui. Il ne sut réprimer une larme de joie et la prit dans ses bras. La mort d'Eileen après plusieurs heures d'agonie l'avait terriblement affecté. Cette rencontre inespérée lui redonnait soudain goût à la vie.

- Après tout ce que nous avons été l'un pour l'autre, te retrouver c'est magnifique !

Eileen se sentit gênée :

- Je suis désolée, Archibald, je ne souviens pas, tout est flou...

- Ça ne fait rien, cela te reviendra avec le temps fit Archibald confiant. Où allais-tu ainsi ?

- Nous nous rendons au tombeau. fit Socrane.

Archibald, Torgen et Myira échangèrent un regard complice.

- Nous en venons justement. Nous avons failli tous y rester à cause d'un jeune exalté doublé d'un obsédé sexuel, un certain Coleen. Il nous a quitté ce matin pour partir à la recherche de Norbeck, un village où...

- Où les filles sont belles et faciles ! répondirent en chœur Eileen et Socrane.

Ils gagnèrent Nogaric. En chemin, Archibald donna à Eileen la dague qui avait été sienne dans sa vie précédente, lorsqu'elle voyageait avec eux. Il lui expliqua que cette arme lui avait appartenue et qu'elle lui revenait de droit. Eileen la prit en main ravivant par là même des souvenirs enfouis en elle : le quauquemaire, les zombies, la thanateuse. La vision chargée d'angoisse d'un escalier à flanc de falaise sombre et nimbé de brume s'imposa à elle, elle se revit ratant une marche et glissant dans le vide, puis plus rien. L'abîme, le néant.

A Nogaric, ils achetèrent de la nourriture et de l'huile pour la lanterne. Ainsi équipés, ils reprirent tous ensemble la route du tombeau en remontant la rivière. Les villageois ne furent pas dupes un instant de leurs intentions et les regardèrent s'éloigner avec un petit sourire amusé. La rivière coulait dans la passe en un cours large et paresseux. Ils la remontèrent jusqu'à un coude où elle devenait plus tumultueuse en s'engageant dans une gorge raide. Ils la gravirent jusqu'à une cascade. Le tombeau était bien comme Vaseloute l'avait décrit, les gigantesques statues de femmes nues sculptées à même la roche de la falaise gardaient, bien que fortement érodées, toute leur majesté.

Des escaliers creusés à flanc de falaise étaient visibles de chaque côté de la cascade. Ils menaient à une corniche située juste dessous. C'est là que se trouvait, aux dires de Vaseloute, l'entrée du tombeau.

Torgen prévint Eileen et Socrane que trois voyageurs, deux hommes et une femme, avaient trouvé la mort en ces lieux juste avant leur arrivée. Le cadavre de la femme, décapitée net, avait été trouvé à moitié dénudé coincé dans les rochers près de la cascade, celui du premier homme un peu plus bas près d'un vestige de campement et le second, sous l'emprise d'une haine, avait été tué par Coleen au niveau du coude de la rivière.

Cet escalier lui rappelait celui de son cauchemar. Elle frissonna et se faillit céder à une peur panique. Par un effort de volonté, elle arriva à se contrôler et s'engagea, non sans appréhensions, sur ces marches glissantes. Dégoulinant d'eau, les vêtements trempés, ils se glissèrent sous la cascade. Eileen les vit disparaître un à un comme avalés par la paroi. Elle comprit qu'il s'agissait d'une zone d'illusion. Son maître en magie lui avait dit que de tels sorts existaient mais elle n'avait encore jamais vu une de leurs manifestations tangibles.

Dans la salle masquée par l'illusion, Archibald alluma sa lanterne, elle était comme il l'avait quitté le matin même: une salle carrée de plusieurs mètres de côté taillée dans le roc avec en son centre une stèle massive. Elle portait un message signé par des arabesques compliquées. Eileen se savait pas lire les runes mais les lignes cursives de la signature lui évoquèrent sans l'ombre d'un doute le draconic, la langue des Dragons et de la magie.

Archibald lui lut le message de la stèle et lui évita également des heures de lecture en lui indiquant la signification des arabesques:

O visiteur, merci de ta visite.

Il faut maintenant t'en retourner.

Attention à la marche.

Signé Escurial, summum de l'élégance, baiseur de foudre, assassin naïf.

Escurial, expliqua Archibald était un magicien du second âge surtout connu pour sa propension à l'ostentatoire et à la futilité. Son tombeau était à son image. Plan en main, il les conduisit à travers des couloirs obscurs jusqu'à une salle hexagonale couverte de mosaïques bleues de toutes les teintes, formant des dégradés des plus fins. L'un des murs portait une fresque représentant des femmes nues avec en transparence des monstres indolents et gras vautrés sur une berge. Eileen et Socrane trouvèrent cette représentation des sirènes fort conforme avec l'idée qu'ils s'en faisaient n'ayant jamais eue l'occasion ni l'un ni l'autre d'en approcher.

Ces monstres, vivant prés des berges et rives, se masquaient derrière des illusions de jeunes filles nues et attiraient les imprudents qui s'y aventuraient par leurs chants envoûtants. Quand le malheureux découvrait la vérité, il était souvent trop tard et ceux qui survivaient ne commettaient pas deux fois la même erreur.

Archibald leur montra le bas de la fresque, les motifs d'algues entrelacées étaient en fait du draconic. Eileen et Socrane entreprirent aussitôt de la déchiffrer. Le soir vint sans qu'ils trouvent sa signification et ils se promirent de poursuivre dès le lendemain matin.

Plusieurs jours passèrent sans qu'ils puissent continuer la lecture ou même l'exploration du tombeau et ce à cause d'Eileen. La nuit avait été très agitée, oniriquement parlant. Montée dans les terres médianes du rêve, à mi-chemin entre les Dragons et les hommes, entre les rêveurs et leurs rêves, là où seuls les magiciens peuvent se rendre, elle avait essayé de mettre un sort en réserve et avait lamentablement échoué. Les Dragons l'avait puni en peuplant son sommeil de nombreux cauchemars dont les effets se firent sentir dès le réveil.

Le premier jour, elle éteignit tous les feux que ses compagnons tentaient d'allumer, rendant l'exploration du tombeau impossible. La seconde nuit ne fut pas meilleure et elle passa la journée suivante à quatre pattes en proférant des jurons. Dee tels comportements ne surprirent personne, tous à part Torgen étaient des haut-rêvants.

Quant à lui il savait à quoi s'en tenir avec ces magiciens tous plus ou moins fous...

Le troisième jour, elle put enfin finir la lecture de la fresque malgré un désir lancinant qui la tenaillait: traire une vache. Elle avait choisi de la lire par la voie d'Oniros, la voie reine de la magie et ce choix s'avéra judicieux.

La compréhension vint d'un seul coup, comme des ténèbres que l'on éclairent. Les algues entrelacées formaient en fait la formule d'un sort qu'elle ne connaissait pas:

une zone où nul bruit provenant de l'extérieur ne pouvait venir troubler ceux qui y séjournent, une zone de quiétude en somme.

L'énigme des algues résolue, ils poursuivirent leur exploration systématique du tombeau. Dans un couloir sombre, ils tombèrent nez à nez sur deux créatures humanoïdes de petite taille, fines et très agiles, des chafouins. Archibald, pourtant loin d'être un guerrier, dégaina soudain son épée et se jeta sur eux. L'étroitesse du couloir et la longueur de son arme empêcha tout autre membre du groupe de venir l'aider. Pris d'un héroïsme aussi soudain que forcené, Archibald faisait de son mieux avec cette arme qu'il ne savait que très peu manier.

Les chafouins esquivaient sans mal ses attaques maladroites. Malgré son inefficacité, il continuait à y aller de taille et d'estoc. L'issue ne faisait aucun doute pour Torgen, Archibald allait prendre un mauvais coup et il ne pouvait rien faire pour l'aider.

Approcher de lui en ce moment était trop dangereux tellement sa frénésie était grande. Dans un état second, Archibald se battait sans réaliser un instant le grand danger qu'il courrait.

L'un des chafouins planta cruellement ses crocs dans sa jambe. Il fallait réagir vite, Eileen monta dans les terres médianes chercher un sort et le lança sur Archibald.

Soudain celui-ci fut à même de prévoir les réactions des chafouins et d'en jouer pour placer ses attaques et éviter les leurs. Ce "décalage temporel" lui sauva la vie.

L'un des chafouins prit un coup mortel et l'autre décampa. Archibald le poursuivit pendant quelques mètres avant de s'arrêter, grimaçant de douleur.

Cet héroïsme ne lui ressemblait en rien, lui si paisible et pacifique. Il mit cela sur le compte des Dragons, un autre coup de "queue de Dragon" qu'il avait dû recevoir durant son sommeil. Fataliste, il haussa les épaules tandis qu'Eileen le pansait.

Un escalier aux marches verdies les mena à une impressionnante statue de chimère et, de couloirs en salles désertes, ils arrivèrent au cœur du tombeau, là où reposaient les restes d'Escurial.

Ils longèrent prudemment la paroi en rentrant le ventre pour éviter la zone de téléportation trônant au centre de la salle. Le plan trouvé sur le voyageur possédé par la haine indiquait un piège à cet endroit et quel piège ! Un aller simple pour ailleurs, sans doute pour une prison au goût de tombe, au cœur même de la montagne.

Tout avait été pillé, la momie mise en pièces et ce depuis longtemps. Lorsque Eileen et Socrane leur demandèrent ce qu'ils avaient trouvé lors de leur première visite, ils énumérèrent un peu gêné leur maigre butin : une charnière de coffre, cinq pièces de bronze et un petit anneau magique en cuivre permettant à son possesseur de bouger ses oreilles et que Myira portait fièrement au pouce. Rien qui ne justifiât les périls encourus...

Sur le chemin du retour, ils découvrirent un escalier descendant plus profondément encore dans la terre : un escalier raide, presque abrupt, aux marches usées par le temps. Son cauchemar donna de nouveau des sueurs froides à Eileen, de nouveau elle vainquit sa peur.

Une vaste caverne où régnait une nuit éternelle et méphitique s'étendait au bas des marches. La lanterne ne suffisait pas à percer les ténèbres. Les parois se resserrèrent énormément au niveau d'un étranglement de quelques mètres à peine de large. A ce niveau, la lumière de la lanterne fit fuir une dizaine de petites créatures d'un demi mètre de haut à peine. Humanoïdes, elles faisaient penser à un croisement entre un homme et une grenouille.

- Des frogoths ! s'écria Archibald.

Ces animaux affectionnaient tout particulièrement les endroits sombre et humides comme des grottes ou une profonde forêt marécageuse. les petits mangeaient des racines, des alevins ou des larves. Les parents eux étaient carnivores et dévoraient volontiers leur progéniture très abondante. Les survivants, les plus agiles et rusés d'entre eux, arrivaient à l'âge adulte pour procréer à leur tour.

Archibald mesura en une seconde le risque qu'ils prenaient. Ceux-ci étaient des petits, les parents selon ses souvenirs, étaient plus grands, beaucoup plus grands. Ils pouvait atteindre facilement trois voire quatre mètres de haut...

Malgré tout, ils avancèrent chassant devant eux des dizaines de petits frogoths apeurés. L'étranglement passé, ils entrèrent dans une autre salle, plus vaste encore que la première. Les petits fuyant toujours eux, ils atteignirent la berge d'une large rivière souterraine au faible courant. Les petits entrèrent dans cette rivière et disparurent dans les ténèbres de son lit. D'un commun accord, ils firent demi-tour et regagnèrent la salle de la stèle.

Le matin se leva sur un ciel chargé de nuages annonçant la pluie. Le temps avait fraîchi, le pays s'installait peu à peu dans l'automne. Eileen n'avait pas le moral, elle se désespérait de ne pouvoir satisfaire un désir irrépressible de traire une vache...

Archibald proposa de retourner dans la caverne aux frogoths, quelque chose lui échappait quant à ces animaux, quelque chose d'important, il en était sûr. Myira refusa catégoriquement et ses autres compagnons de voyage se montrèrent plus que réservés. Après maintes discussions et tergiversations, ils se rendirent aux arguments d'Archibald et s'enfoncèrent de nouveau dans les entrailles du tombeau, Myira en traînant les pieds plus que les autres.

Pour se donner du courage, ils burent chacun un peu de bière, l'alcool le plus fort fabriqué dans la région. Myira prit la tête, plus par logique que par envie. Sa connaissance innée et atavique des sous-sols pouvait le cas échéant sauver la vie du groupe. A chaque pas Eileen tremblait de rencontrer de nouveau des chafouins ou pire encore, des cafards géants et venimeux : les chrasmes...

Sans encombres, ils arrivèrent à la grotte aux frogoths. Une rumeur sourde leur parvenait des ténèbres sans doute le grondement du courant. En tendant l'oreille, Eileen et Socrane perçurent également un sifflement puissant et aigu, à la limite de l'audible...

Ils avancèrent jusqu'à l'étranglement. Dés qu'ils approchaient, les petits détalaient à toutes jambes. Torgen proposa de s'avancer seul en masquant la lanterne pour les prendre à revers et les rabattre sur ses compagnons. Archibald pourrait alors les examiner tout à loisir et se rappeler enfin ce qu'il était si important de savoir sur ces bestioles. Ensuite, ils quitteraient bien vite ce lieu sinistre.

Arrivé au milieu de la seconde salle, Torgen dévoila la lumière et poursuivit les frogoths effrayés comme s'il s'agissait de simples poulets. Son plan marchait à merveille quand le sifflement leur vrilla de nouveau les tympans.

Aussitôt, les petits firent volte-face et se jetèrent tous sur Torgen, toutes griffes dehors. Socrane, qui se tenait à peu de distance de lui, le vit être encerclé en quelques secondes par une nuée de petits frogoths. Totalement pris au dépourvu, Torgen ne réagit que trop tard. Toutes possibilités de fuite étaient coupées et le nombre de frogoths autour de lui ne cessait d'augmenter. Il fallait se battre.

Il tira sa bâtarde au moment où les premiers frogoths se jetèrent sur ses mollets, entamant le cuir de son armure. Le sifflement devenait à chaque seconde plus puissant et soudain, à la limite extrême de la lanterne, une immense ombre se dressa.

- Le grand frogoth ! Lâcha-t-il entre ses dents serrées.

Socrane décocha une flèche sur le monstre mais le trait, bien qu'il le touchât, ne ralentit ni ne détourna sa course. Torgen était sa proie.

Restés trop loin en arrière, Eileen, Myira et Archibald ne distinguaient que des ombres mouvantes entre les piliers de calcaire. Sentant qu'un combat s'y déroulait, ils avancèrent à tâtons vers la lumière vacillante. Prévoyante, Eileen battit lee briquet pour allumer une torche.

Les petits s'agrippaient partout où ils le pouvaient: mollets, cuisses, fesses, cheveux, lanterne ou bouclier. Dans ses tentatives désespérées pour se libérer, Torgen lâcha la lanterne qui tomba à terre et se coucha sur le flanc. L'huile se répandit et la flamme vacilla. Il grommela un juron. C'était complet ! Il ne pouvait fuir et il ne lui restait que quelques instants de lumière, tout juste le temps de voir le grand frogoth de près.

Cette fois ci, il avait peut-être trop préjugé de sa chance quasi légendaire. Cette fois ci, Myira n'aurait peut-être pas la matière pour le croquer. "Torgen terrassant les frogoths" le titre lui plaisait bien pourtant...

Torgen, se refusant de perdre tout espoir, hurla pour appeler ses compagnons à la rescousse. Ils viendraient l'aider, même Eileen, cela il en était persuadé. Mais pour l'instant il était seul. Couverts d'éraflures, il taillait dans la masse compacte des petits, les fauchant comme des blés. Mais pour un qu'il tuait dix se jetaient dans la mêlée, leur nombre ne semblait pas avoir de limite.

Le grand frogoth accompagné d'une cohorte de petits arriva au contact, le toisant de sa taille immense. A la lumière faiblissante de la lanterne, il put voir les crocs luisants de la bête et ses énormes pattes griffues. L'une d'elle s'abattit sur lui de toute la force dont le monstre était capable. Par miracle, il réussit à esquiver ce coup qui l'aurait sans nul doute tué net.

S'étant rapproché du combat, Socrane décocha une seconde flèche qui atteint le monstre en plein visage. Son sifflement prit une autre modulation alors que le sang coulait à flots de la blessure. Saisissant cette opportunité, Torgen logea sa bâtarde au plus profond des entrailles de la bête désorientée par la douleur. Le coup ne suffit pas à l'abattre et le frogoth tenta de nouveau de frapper Torgen, sans succès.

La lumière de la lanterne n'était plus que flammèches bleuâtres léchant le sol quand la torche d'Eileen s'alluma enfin, prenant la relève. Simultanément Socrane monta chercher un décalage temporel pour Torgen et Archibald lança une zone de sommeil au beau milieu de la mêlée. Torgen donna le coup de grâce avant de recevoir les deux sorts.

Au moment où le grand frogoth s'écroulait, tous les petits autour dee lui s'endormirent. Par une chance incroyable, Torgen résista au sort et sortit, princier, victorieux de ce combat difficile.

Sa destinée n'était pas de mourir aujourd'hui.

Il reprenait son souffle quand de puissants sifflements emplirent de nouveau la salle, sans doute avant de succomber le frogoth avait-il appelé à l'aide. Ill ramassa prestement la lanterne et tous s'enfuirent sans demander leur reste ni regarder en arrière vers l'escalier. Archibald, le souffle court, maudit sa curiosité, il see rappelait maintenant ce qu'il était si important de savoir sur les frogoths. Les parents par leurs sifflements pouvaient faire obéir au doigt et à l'œil leurs petits et s'en servir comme d'une toile d'araignée vivante, s'agglutinant autour des proies qu'ils leur désignent. Heureusement, personne ne lui posa la question.

Le tombeau d'Escurial avait de nouveau failli leur coûter la vie. Sans aucun regrets, ils le quittèrent pour rejoindre Nogaric et la fête qui devait y battre son plein. En effet aujourd'hui, quatorzième jour du mois de la Lyre, Messire Poupoute devait marier sa fille Lorène à Graboeuf, le fils du plus riche fermier du village après lui.

Une belle union.

A l'heure du Dragon, ils furent en vue de Nogaric. Archibald était aussi désespéré qu'à l'accoutumée et le temps maussade n'arrangeait en rien son humeur.

- C'est un temps à se pendre ou à se marier, lâcha-t-il dans sa barbe, veux-tu te marier avec moi Eileen ? La jeune fille crut à une plaisanterie et Archibald n'insista pas.

Ils trouvèrent le village désert. Sur la place centrale, à côté du puits, deux gamins jouaient à se frapper à coups de badines. Ils redoublèrent d'effort à la vue des voyageurs comme pour prouver leur valeur au combat. Réprouvant cette violence, Eileen tenta de les séparer. Comme ils ne voulaient pas entendre raison, elle les menaça d'une fessée.

- Tu veux que je te viole ! répliqua avec morgue l'un des gamins.

Elle éclata de rire.

- Où sont tous les villageois petit ? demanda Torgen

- Ben, ils sont tous au cimetière, rapport au mort. C'est dommage pour le Graboeuf, il devait se marier aujourd'hui vous savez ! On l'a trouvé prés de la rivière, décapité net par un sifflemort. Curieux qu'il ne l'ait pas entendu venir, ça fait pourtant un de ces raffuts ces bestioles là !

Les gamins leur expliquèrent ce qu'étaient les sifflemorts. Des coléoptères gros comme le poing et munis d'antennes très longues tournoyant à une vitesse prodigieuse. Coupantes comme du rasoir, elles fauchent les herbes sur le passage du sifflemort en vol et si par malheur on ne l'entend pas arriver... Tous pensèrent à cette femme retrouvée décapitée près de la cascade. Elle avait dû subir le même sort que Graboeuf.

- La pauvre Lorène doit être effondrée ! compatit Eileen.

- La Lorène, ça c'est une belle garce, pour sûr ! Elle est enfermée chez elle depuis la mort du défunt ! Elle veut voir personne...

- Moi je la consolerais bien la Lorène... Fit le second gamin.

- Dites, reprit le premier, vous allez à l'enterrement vous aussi ? Parce que si vous y allez, dites pas que vous nous avez vu. On devrait y être vous savez !

- A quoi jouez-vous ? demanda Archibald.

- Mais on joue pas ! S'insurgea le plus grand. On s'entraîne pour devenir chasseur de chevelutes, je les préfère aux chevelus parce qu'avant de leur arracher la peau du crâne on peut leur faire des choses aux chevelutes. C'est qu'il y en a qui sont plutôt belles !

- Il y en a par ici ?

- Non, il faut aller plus au nord, vers Ascors...

Eileen tenta de raisonner ses enfants, leur faire comprendre toute l'horreur d'un meurtre ou d'un viol. Ils l'écoutèrent poliment sans l'entendre, haussèrent les épaules et détalèrent.

Ils arrivèrent au cimetière après la fin de l'inhumation. En bon ordre, les villageois se dirigeaient à présent vers la salle des jugements. Parmi le cortège, cinq à six hommes soufflaient à tout rompre dans des cornes désaccordées. Ils suivirent le mouvement et se glissèrent dans le fond de la salle pleine à craquer. Ils y rencontrèrent Grimok.

- Vous n'êtes pas encore partis ? s'interrogea-t-il

- Nous venons du tombeau.

- Intéressant n'est ce pas !

- Pittoresque ! lâcha Archibald. Populeux ! ajouta Socrane.

- Nous venons d'enterrer Graboeuf. La pauvre Lorène est cloîtrée chez elle et le père Graboeuf est effondré, c'était son fils unique vous savez ! Il est aussi riche que Messire Poupoute, quelle belle alliance cela aurait-il pu faire ! Comment a-t-il pu se faire avoir ?

- Pourquoi êtes-vous rassemblés ici ? questionna Torgen.

- Messire Poupoute va prononcer un discours...

Depuis qu'elle était entrée dans la salle, Eileen n'avait plus d'yeux que pour un jeune villageois d'environ vingt-cinq ans, grand, maigre, filandreux, les cheveux paille, le regard aussi vide et inexpressif que possible. Qu'importe ses défauts ! qu'importe qu'il lui manqua la moitié des dents ! C'était lui l'homme de ses rêves, celui qu'elle avait toujours rêvé rencontrer. Elle ne le quitta pas des yeux durant tout le discours de Poupoute, espérant qu'il pose son regard sur elle ne serait-ce qu'un instant...

Poupoute monta sur l'estrade et s'éclaircit la voix :

- Le fils Graboeuf, emporté par la mort, a été enterré aujourd'hui mais il nee faut pas se lamenter, nous savons tous que pour lui un voyage vient de commencer et à son terme, il revivra. D'abord, il passera par la salle bleue en essayant de ne pas se noyer dans les algues, espérons le pour lui. Puis il ira plus profondément jusqu'aux sept chevaux de sept couleurs différentes. Là il devra choisir la bonne couleur.. S'il fait le bon choix, sept oiseaux s'offriront à lui, eux aussi de sept couleurs différentes. Là également il devra faire le bon choix pour continuer son voyage.. De nombreux dangers le menaceront, des créatures rampantes et vicieuses, de monstrueux insectes, des grenouilles tantôt petites, tantôt gigantesques. S'il réussit à sortir vainqueur de toutes ces épreuves il atteindra le lion à tête d'oiseau qui lui imposera sa dernière épreuve avant d'accéder à sa nouvelle vie. Il devra choisir le chemin où la voûte est basse et avancer courbé. Ainsi il pourra arriver devant la chimère, celle-ci le prendra sur son dos pour le mener vers sa nouvelle vie. Adieu Graboeuf, puisse-tu réussir ton voyage!

Les villageois applaudirent avec ferveur puis présentèrent leur condoléances au père Graboeuf avant de se retirer en silence. Myira, Archibald et Torgen reconnurent dans le discours de Poupoute des allusions à des salles et statues du tombeau qu'ils avaient découvertes lors de leur première visite, avant de rencontrer Eileen et Socrane: la salle aux sirènes, les mosaïques des sept chevaux et des sept zyglutes, les statues de chimère et de griffon, le couloir à la voûte basse allant de l'une à l'autre...

Ils décidèrent d'attendre que tous les villageois fussent sortis pour poser quelques questions à Messire Poupoute. Obnubilée par ce coup de foudre soudain,, Eileen n'avait pas écouté un mot du discours. Elle eut un pincement au cœur quand l'homme de sa vie quitta la salle sans même daigner lui jeter un regard. Elle soupira en le regardant s'en aller. A leur tour, ils présentèrent leurs condoléances et Poupoute répondit volontiers à leurs questions. C'était le discours d'usage, son père le prononçait avant lui, et Poupoute espérait avoir un fils pour qu'il puisse le faire à son tour. Cela apaisait quelque peu la douleur des familles, rien de plus.

Il leur offrit la salle des jugements pour la nuit comme c'était l'habitude et l'usage et quitta la salle en soutenant le père Graboeuf livide. Eileen compatit au terrible sort de Lorène qui venait de perdre l'amour de sa vie. Elle-même si elle ne faisait rien risquait de le laisser échapper !

Elle posa ses affaires et sous le couvert de flâner sortit pour partir seule à la recherche de son villageois. Les trois autres haut-rêvants se plongèrent dans la lecture ou l'écriture de parchemins draconiques et Torgen, ne tenant pas en place, alla lui aussi faire un tour au village.

Il rencontra des gamins. Ceux- là même qu'ils avaient vu près du puits. La conversation tourna autour des chevelus, une fois de plus.

- Mon frère est un grand chasseur, affirma le gosse, il est parti à Ascors. Il parait que c'est pas difficile d'attraper des chevelus, le plus dur à ce qu'il m'a dit est de garder les cheveux assez longtemps pour pouvoir les vendre. Mon frère il m'a dit que je deviendrai un chasseur quand j'aurai de la barbe, alors je me frotte avec de la crotte de pigeon tous les jours pour que ça pousse plus vite ! Plus vite j'aurais de la barbe, plus vite je pourrais violer les chevelutes !

- Moi je serai mieux qu'un chasseur de chevelus, fit l'autre, je serai Baron ou même Comte ! Il suffit d'avoir une vraie couronne, enfin je crois ! Et pour cela, je dois trouver la Mauviette...

- C'est une légende... Lâcha Torgen.

- Mon frère dit qu'il l'a vu, la Mauviette. Mais il est impossible de l'attraper, ce qu'il faut c'est lui plaire ! Si vous lui plaisez, elle peut vous donner des cheveux. Les Barons et les Comtes ils ont des cheveux de Mauviette sur leur couronne. Ils brillent dans la nuit et font de la lumière. Elle est très belle la Mauviette, un cul ! et des seins !

Torgen siffla d'admiration.

- Bon, il va falloir que l'on rentre. Il est tard, nos parents vont s'inquiéter. Il y a beaucoup de sifflemorts en ce moment !

- On se verra peut-être demain ! dit Torgen.

- Vous savez, les chevelutes, on est pas obliger de les violer, fit le second gamin. Mais moi je veux bien !

- Pourquoi n'essayerais-tu pas d'abord avec une fille du village ?

- Elles font trop de manières...

- Comment crois-tu que naissent les enfants ?

- Ben les gars naissent dans des choux et les garces dans des roses. Moi que je serai grand je ne planterai que des roses et quand les filles seront grandes...

Son ami lui donna un léger coup de coude et ils détalèrent tous les deux.

Eileen, la gorge serrée, le cœur battant à tout rompre, errait au hasard dans le village. Elle tomba sur une jeune fille.

- Vous êtes une voyageuse, je vous ai vu il y a une semaine... Vous cherchez quelque chose ? s'enquit-elle.

Eileen lui décrit le villageois qu'elle cherchait en lui ouvrant son cœur. La fille pouffa et appela Bubu à la cantonade. Maintenant elle connaissait son nom, un doux nom qu'elle rêvait de lui murmurer à l'oreille quand ils seraient seuls tous les deux. Elle prétexta un besoin urgent de son aide et comme il s'obstinait à refuser lui fit du charme, Bubu rougit et la suivit. Une idée lui vint en chemin et elle lui posa la question qui lui brûlait les lèvres :

- As-tu une vache, Bubu ?

- Ben oui, dans l'étable, Lili qu'elle s'appelle !

- Dis, je pourrais la traire ! J'en rêve !

Elle s'accrocha à son bras, le faisant rougir d'avantage et baisser les yeux. Il accepta et la conduisit jusqu'à chez lui.

- Salut l'Père, Salut la Mère, j'vous présente l'Eileen, elle vient acheter la vache!

Eileen rectifia aussitôt. Le père s'en mêla.

- O ! mais tu connais pas le dicton ma p'tite : On ne trait pas la vache du voisin !

- Moi je veux bien qu'elle la trait not'vache vu qu'on va se marier ! intervint Bubu.

Elle lui sourit et il se sentit de taille à tenir tête à quiconque, même à son père.

- O là ! L'Bubu, t'as pas l'intention d'épouser une voyageuse des fois!

- Si tu veux pas que je me marie, eh bien je le ferais quand même et j'partirai en voyage avec l'Eileen et la Lili.

- La Lili n'est pas à toi mon gars !

- Tu m'as toujours dit que je l'aurais en héritage !

- Mais j'suis pas encore mort !

- Ça pourrait bien venir !

Le ton montait et la discussion devenait houleuse. La mère gémissait dans son coin.

- Calmez vous l'Père ! intervint Eileen.

Sans lui laisser le temps de continuer, Bubu la prit par le bras et sortit, l'entraînant avec lui. Ils contournèrent la maison pour entrer dans l'étable. En apercevant la vache Eileen fut folle de joie et commença aussitôt à la traire. Elle sentit dans son cou un souffle chaud et fétide tandis qu'une main glissait vers sa poitrine.

- J'ai bien envie d'faire pareil avec toi l'Eileen !

Elle lâcha aussitôt les pis et céda au désir qui la brûlait.

- O oui mon Bubu, trais moi ! dit-elle en délaçant violemment sa chemise au risque de la déchirer.

Elle se jeta dans ses bras et tous deux roulèrent dans la paille de l'étable...

Durant ce temps, Myira s'interrogeait sur les mystères de la transmutation de la terre en bois tandis qu'Archibald se concentrait sur la recherche d'un sort permettant d'annuler l'effet de ses propres sorts. Torgen rentra vers la fin de l'heure des Epées et monta aussitôt se coucher au grenier tant l'inaction de tous ces gratteurs de parchemins l'énervait.

Bubu reprit son souffle et se rhabilla.

- L'Eileen, lui sussura-t-il à l'oreille, j'vais partir avec toi en voyage comme ça on pourra forniquer tous les soirs que l'Père soit d'accord ou non...

Elle se força à lui sourire, cet homme la dégoûtait. Savoir qu'il avait pu la toucher lui donnait envie de vomir. Elle ne comprenait pas ce qui l'avait poussée vers lui.

Devenait-elle folle ?

- Tu sais l'Eileen, j'serai capable de t'tuer si tu voulais m'quitter. J't'aime plus que la mère, plus que la Lorène, plus que la vie !

Elle se rhabilla prestement, se dérobant à ses caresses. Il ne voulut pas la laisser partir tout d'abord. Elle lui donna un dernier baiser en s'efforçant de ne pas laisser paraître son dégoût. Rassuré, il la laissa aller non sans lui donner impérativement rendez-vous dans l'étable à la tombée de la nuit.

Les vêtements souillés de fumier et les cheveux pleins de paille, elle regagna la salle des jugements en retenant ses pleurs. Elle prétendit avoir glissé dans une cour de ferme et pria Archibald de l'accompagner à la rivière pour la protéger des sifflemorts. Elle se baigna plusieurs fois avant de se sentir enfin propre. Eileen raconta sa mésaventure à Archibald. Il fut touché de la preuve de confiance que lui accordait Eileen et il compatit en pensant au calvaire que lui avait fait endurer La Balûche, une paysanne gironde.

- Le problème c'est qu'il s'accroche ! fit-elle.

- A quel point ?

- Au point de vouloir me tuer si je le quitte. Je ne sais pas quoi faire, jee ne veux pas sa mort !

Tout en lui frottant le dos, Archibald songea à la manière de régler ce problème. Lui faire croire qu'elle part avec lui et l'endormir, leur laissaient une bonne marge pour pouvoir le semer. L'idée était à creusée...

Ses vêtements propres eux aussi, ils rentrèrent. Socrane avait enchanté de la bière durant leur absence pour fêter dignement leur nouvelle amitié. Eileen ne put échapper à une remarque acerbe de Myira :

- Tu es plus belle. Lavée !

Eileen rit jaune, Myira enchaîna aussitôt, malicieuse.

- Archibald t'offre de bons parfums ! surenchérit la gnomesse.

Eileen n'était pas d'humeur à discuter, elle préféra boire la bière enchantée pour chercher l'oubli. Si elle ne fut qu'éméchée par ce breuvage magique, Archibald et Torgen se retrouvèrent à la limite de l'ivresse. Quant aux deux autres, ils ne virent pas la différence avec une bière normale. L'atmosphère se détendit et Eileen en oublia un instant ses ennuis. D'un commun accord, le départ fut décidé pour le lendemain matin. A son grand soulagement.


Chapitre 2

Archibald ne monta pas au grenier pour s'y coucher. Il avait enfin la chance d'avoir une échelle à sa disposition et il comptait bien passer la nuit dessus. Ce désir le tenaillait depuis longtemps et il était bien décidé à ne pas laisser échapper l'occasion.

Il s'installa du mieux qu'il put et lutta le plus longtemps possible contre la fatigue et l'ankylose. Fin Serpent, il entendit dans un demi-sommeil des chuchotements juste devant la porte d'entrée et ses yeux se fermèrent malgré lui.

Le sommeil d'Eileen fut agité de cauchemars. Elle était une souris coincée entre les pattes d'un chat au regard vide.

- L'Eileen, ronronna le chat, je préfèrerais te manger que de te voir partir...

Elle gémit et se réveilla encore tremblante de peur. Le reste de la nuit, elle dormit la main sur sa dague. Elle ne fit pas d'autres cauchemars.

Archibald se réveilla à l'aube allongé à même le sol. Il pesta contre le mauvais sort, il n'avait pu tenir la nuit entière sur cette échelle. Depuis quelques jours il se fatiguait beaucoup plus vite que d'habitude, cet épuisement continu le minait et il n'avait plus la volonté de résister au sommeil, même pour satisfaire un désir si impérieux. Il n'avait pas pour autant tout perdu, la nuit avait été longue et il se sentait en pleine forme. Il se promit de tenter sa chance une seconde fois dès le soir venu avant de se rappeler qu'il devait quitter Nogaric ce matin même. Son moral déjà bien bas n'en fut pas amélioré.

Un à un, ils descendirent du grenier. Eileen, posant le pied à terre, s'aperçut qu'elle avait failli marcher sur une souris fraîchement décapitée. La tête coupée net reposait à côté. Elle trembla de peur, le souvenir du cauchemar était encore vif à son esprit et elle se jura de ne pas mettre le nez dehors seule.

Début Sirène, un grand villageois filandreux se présenta à l'entrée de la salle des jugements. Archibald entrebâilla juste la porte.

- Bonjour, j'suis l'Bubu, l'ami de l'Eileen, j'voudrais la voir. C'est que l'Eileen et moi, on va se marier !

Archibald jeta un discret coup d'œil à Eileen qui, affolée, lui fit frénétiquement signe non de la tête.

- Elle est partie à la rivière se laver, mentit-il.

- Quand elle reviendra, vous lui direz que je l'attends avant la fin de la Sirène dans la cour de l'étable, vous lui direz aussi que j'ai passé la nuit à aiguiser la faux !

D'explications embarrassées en piques de Myira et de faux-fuyant en mensonges, Eileen tenta de se dépêtrer de ce bourbier sans devoir avouer la vérité, elle avait trop honte d'elle-même pour le dire à une autre personne qu'Archibald. Elle leur raconta son cauchemar et leur montra la souris au pied de l'échelle. Ils quittèrent le village sans attendre.

Plutôt que d'emprunter la route d'Ascors où Bubu les chercherait à coup sûr, ils s'enfoncèrent dans les bois jouxtant la salle des jugements et se dirigèrent plein nord.

C'était le quinzième jour du mois de la Lyre, une belle journée au soleil radieux. Des vallons sinueux et encaissés courraient entre des collines boisées. Loin vers le nord-ouest ils aperçurent de hautes montagnes. Aux dires de Vaseloute, la Mauviette se cachait là bas, quelque part. Eileen hâtait le pas sans ménager ses efforts, elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle et cette faux dont elle sentait la lame contre sa gorge.

Vers fin Sirène, la forêt devint plus touffue. Les feuillus remplacèrent les conifères, le sous-bois s'épaissit, ralentissant leur progression. La forêt bourdonnait du vol de nombreux insectes et des milliers de champignons recouvraient chaque pouce de sol disponible. Vers mi-Epées, ils s'arrêtèrent dans une clairière pour y passer la nuit.

Myira et Torgen s'éloignèrent pour poser des collets alors que les autres rassemblaient du bois pour le feu.

Torgen regardait faire la dextre Myira. L'un des pièges posé, Elle se retourna vers lui et écarquilla les yeux de surprise. Torgen fit aussitôt volte-face.

Trois hommes à la mine patibulaire, barbus, habillés de cuir et portant sac à dos et arc, se tenaient à quelques mètres d'eux. Celui du milieu, le chef vraisemblablement, brandissait une épée tandis que ses acolytes braquaient leur arc armé vers eux.
- On ne bouge pas, on ne bouge pas du tout !

Myira et Torgen restèrent immobiles.

- C'est eux ? glissa le chef à l'homme de droite. Celui-ci haussa les épaules puis hocha de la tête.

- Où est le scalp ? reprit durement le chef.

Les trois hommes devaient sans doute les prendre pour des chasseurs de chevelus et voulaient leur voler leur butin. Torgen leur expliqua qu'ils n'étaient que des voyageurs, les hommes méfiants les firent vider leurs sacs sur le sol. Dépités de ne pas trouver ce qu'ils venaient chercher, ils ne désarmèrent pas pour autant.

- T'as une bien belle épée le grand ! lança le chef. Déboucle ton ceinturon et jette le devant toi !

Myira esquissa un geste vers sa dague, les deux arcs se tournèrent vers elle.

- Pas un geste le petit ! ordonna le chef.

Torgen essaya de discuter, sans succès. Les palabres n'étaient pas son fort, il le savait. Le chef sourit narquoisement ce qui le rendit encore plus antipathique à ses yeux.

Torgen estima les risques de déclencher un combat. Ils étaient trop grands, non seulement pour lui, mais surtout pour Myira. Avant qu'il ne puisse être au contact, les deux flèches auraient été décochées. Il serra les poings d'impuissance et défit son ceinturon, pestant contre son manque de prévoyance et le mauvais sort.

- Et le petit avorton, il jette son arc !

Myira obéit.

- Maintenant on court très vite et très loin sans se retourner si on tient à la vie ! Je compte jusqu'à cinq !

Ils s'éloignèrent à distance respectable. A l'abri, Myira invoqua alors un guerrier sorde. Instantanément, un homme revêtu d'une armure de plaques et portant épée sorde et bouclier se matérialisa. L'ordre de Myira fut simple : - Trouve ces gens et tue les ! cria-t-elle, hors d'elle.

Osez la traiter de petit avorton, ils allaient le payer de leur vie. Le guerrier chercha des yeux ses proies et il se dématérialisa aussitôt, faute d'avoir pu les localiser.

Myira redoubla de rage...

Peu avant la tombée de la nuit, Jarim, Aoun et Soram rejoignirent Rigar qui gardait seul le camp en leur absence.

- Nous avons retrouvé tes voleurs ! annonça Soram, le chef.

- Et le scalp ? questionna Rigar en se tournant vers Aoun.

- Aucune trace ! lâcha tristement Aoun en baissant les yeux.

- Tant pis ! Cela vous apprendra ! Et puis un de perdu, dix de retrouvés...

Ils sourirent tous au trait d'humour de Soram et racontèrent à Rigar avec moult détails la leçon qu'ils avaient donné à ces voleurs de scalps. De plus en plus de ces parasites rôdaient dans la région, cherchant à dérober à des chasseurs comme eux, le fruit de longues journées de traque. Les chevelus se faisaient de plus en plus rares dans ces parages et étaient devenus plus craintifs que des écureuils. Pour en trouver à présent, il fallait avoir de la chance ou risquer sa vie en poussant jusqu'aux hautes montagnes du vertige, à l'ouest, là où les territoires de chasse n'étaient pas encore divisés en parcelles.

Rigar et Aoun avaient eu énormément de chance. Ils avaient surpris un couple de chevelus près d'une rivière. Le mâle s'était enfui aussitôt abandonnant sa femelle. La chevelute ne s'était même pas méfiée. Elle avait laissé Rigar s'approcher tout près d'elle, assez pour qu'il puisse toucher sa superbe chevelure blonde et l'égorger.

En repensant au scalp perdu, il serra les poings. S'il avait été là, ses voleurs ne s'en seraient pas tirés aussi facilement. Il leur aurait fait avouer où ils avaient caché leur butin et l'aurait récupéré. Les scalps blonds étaient les plus rares et si par chance il contenait ne serait-ce qu'un cheveu lumineux...

Ils mangèrent à l'intérieur de la caverne en se remémorant des histoires de chasse de leurs grand-pères. A cette époque les arcs et les chevaux étaient inutiles pour traquer les chevelus. Ils venaient d'eux-mêmes, ils s'approchaient en souriant, ils offraient même des fleurs ou des fruits. C'était facile de les tuer...

Après ces instants de nostalgie, Jarim et Soram, rompus, allèrent se coucher alors que les deux autres montaient la garde devant la grotte et alimentaient le feu.

Myira et Torgen rameutèrent le reste du groupe pour partir à la poursuite des voleurs. La piste n'était pas très dure à suivre, pourtant lorsque vint le crépuscule, ils crurent bien la perdre. Une odeur de fumée les remit sur la bonne voie. Les voleurs avaient installé leur camp dans une caverne creusée au pied d'une petite falaise. Un feu brûlait devant et deux hommes y veillaient. Ils se reposèrent et mirent leur plan au point. A l'heure de la Lyre, ils étaient prêt à frapper.

Archibald n'était plus qu'à quelques mètres de la caverne quand les deux guetteurs l'aperçurent.

- Eh toi, avance doucement par ici !

Archibald ne bougeait plus. Dès sa ruse éventée, il était monté dans les terres médianes chercher un sort de zone de sommeil. Le terrible marais, son vieil ennemi qui lui avait valu l'épuisement qui le rongeait, le repoussa une première fois. L'un des guetteurs arma son arc tandis que Soram, réveillé par la voix forte de Rigar, pointait son nez au dehors.

Le second essai fut le bon. Rigar et Soram endormis s'affalèrent comme des masses. Aoun, épargné par la zone fit instinctivement un bond de côté. Torgen, l'épée d'Archibald à la main, fonça sur lui en hurlant. En un coup son compte était réglé, Aoun glissa lentement vers le sol seulement soutenu par le roc de la falaise sur laquelle il laissait une large traînée rouge.

Torgen extirpait sa lame du ventre de sa victime quand un quatrième voleur jaillit de la caverne.

Tout se passa en quelques secondes mais pour lui cela parut durer une éternité.

Pris par surprise, il ne put que voir impuissant l'homme pointer un arc vers lui. A bout portant, il n'avait que peu de chance d'éviter une blessure sévère. La flèche fila droit et traversa l'épaule de l'archer. La réaction éclair d'Eileen venait de lui sauver la vie. Jarim grimaça de douleur. Son trait se brisa sur un rocher à quelques pas de Torgen. Il lâcha alors l'arc et se réfugia dans la caverne.

Myira se porta vers l'adversaire de Torgen agonisant sur le sol et le pansa. Il pouvait être utile d'avoir un prisonnier capable de parler. Ils se regroupèrent près de l'entrée de la caverne en évitant soigneusement les parages supposés de la zone de sommeil. Ils proposèrent tout d'abord aux voleurs survivants de se rendre,, sans résultats. Finalement, ils se résolurent à enfumer la grotte.

Jarim, blessé et à moitié asphyxié par la fumée, savait que sa dernière heure dans ce rêve venait de sonner. Il se jura de tuer au moins un de ces voleurs de scalps en dégainant son épée. Il étreignit la garde de son arme en grimaçant et jaillit hors de la grotte.

Soudain, le blessé traversa comme un diable le rideau de fumée et de flammèches barrant l'entrée. La flèche d'Eileen le cueillit en pleine gorge et il roula à terre.

Après quelques soubresauts il ne bougea plus. Se rendant compte de ce qu'elle avait fait, elle lâcha son arme d'horreur. Son tir purement réflexe venait de coûter la vie à un homme. Peu importe qui il était, elle venait de tuer un être humain pour la première fois de sa vie. Adossée à la paroi, tremblante d'effroi, elle ne pouvait quitter des yeux ceux encore ouverts de celui qu'elle avait tué. Ils regardaient fixement le sol.

Tous refusèrent de tuer de sang froid les deux voleurs endormis. Incapables de trouver une solution, ils décidèrent d'attendre que la zone disparaisse et de les faire prisonniers à cet instant précis. Début Vaisseau, Rigar et Soram eurent la désagréable surprise de se réveiller avec une lame sous la gorge. Eileen, toujours sous le choc, ligota Rigar sous la garde vigilante de Myira. L'autre, le chef, était tenu en respect par Torgen.

Un instant d'hésitation et Soram se dégagea. Avant que quiconque ne réagisse, il avait atteint les premiers fourrés. Socrane et Torgen se jetèrent à sa poursuite.

Fuyard et poursuivants s'enfoncèrent dans la forêt. Socrane trébucha perdant toutes chances de le rattraper. Torgen fut bien près de se faire distancer mais la chance était avec lui. Soram trébucha à son tour et, avant qu'il ne puisse se relever, il lui avait plongé son épée en pleine gorge. On ne dévalise pas impunément Balthazar de Torgen.

Ils revinrent donc seuls à la grotte. Le prisonnier avait été placé près de son camarade soigné par Myira. Sans faire de commentaires sur le sort de Soram, Torgen commença aussitôt l'exploration de la grotte. Outre ce qu'il leur avait été dérobé, il mit la main sur les sacs à dos des quatre chasseurs. Dans l'un d'eux, il fit une macabre découverte : un scalp châtain roux long et fourni.

- Vous ne valez pas mieux qu'eux ! leur lâcha Eileen alors qu'ils faisaient l'inventaire méthodique des sacs, prenant ce qu'il leur plaisait.

- Je ne me déplace jamais pour rien ! fit Torgen.

Eileen refusa de prendre quoi que ce fût. Ses quatre compagnons n'eurent pas autant de scrupules. Ils se partagèrent les quelques pièces de bronze formant l'essentiel du butin. Myira récupéra un peigne en os et Socrane une pipe en bois et un peu d'herbe à fumer. Le reste gisait épars dans la caverne.

Cherchant à racheter à ses yeux la mort de Jarim, Eileen insista pour soigner magiquement le prisonnier blessé. Torgen, Socrane et Myira s'y opposèrent. Elle chercha l'appui d'Archibald sans le trouver, celui-ci semblait étrangement absent de la conversation. Seule contre tous, elle ne désarma pas.

- Mais ce ne sont que des bandits, ils nous ont volé... s'insurgea Torgen.

Entendant cela, Rigar, bien que ligoté et à leur merci, laissa exploser sa colère.

- Tu es le roi des menteurs guerrier ! Et toi le petit être qui es son complice, tu ne vaux guère mieux !

Myira prit la mouche et Torgen fut bien près de le tuer.

- Ce n'est pas toi peut-être qui nous a volé le scalp blond !

Myira et Torgen se regardèrent, surpris d'une telle accusation. Myira se défendit avec véhémence.

- Tu sembles convaincu de ce que tu dis. Mais le petit être et le grand guerrier bardé de métal qui nous l'ont volé vous ressemblaient étrangement ! fit Rigar sceptique.

Myira restait dubitative, cette coïncidence et cette méprise lui semblaient si incroyables. Torgen lui demanda plus de précisions en se souvenant d'une phrase qu'avait prononcé Soram. Il ne leur avait pas demandé les mais le scalp.

- Aoun et moi, fit-il en désignant de la tête le blessé à côté de lui, nous venons d'Ascors. En fait nous venions tous d'Ascors. Cela fait plusieurs années que nous faisons le commerce du cheveu. Nous avions trouvé récemment un scalp blond, une rareté. Peut-être même recelait-il quelques cheveux lumineux, ceux qui brillent dans le noir ! Il a fallu qu'un petit être et un guerrier qui sont vos sosies nous lee volent...

Torgen lui laissa le bénéfice du doute et accepta son histoire. Mais si tout n'était qu'un tissu de mensonges, personne et surtout pas Eileen ne l'empêcherait de lui régler son compte. A la demande de Myira, Rigar leur raconta la chasse et le vol.

- C'était avant-hier, le jour de la pleine Lune, peu avant le crépuscule. Aoun et moi chassions comme à l'accoutumée quand nous aperçûmes la chevelute et son mâle sur une petite plage de l'autre côté de la rivière que nous suivions. Le mâle s'enfuie dès qu'il nous vit. La chevelute, elle, resta immobile. Elle me regardait fixement avec un large sourire comme je m'approchais d'elle. Comme si elle me disait : Viens si tu l'ose ! Et si c'était la Mauviette pensais-je soudain. J'eue alors peur de disparaître dans une brume mauve. Cette région s'appelle les Mauveterres à cause de cela. Ces brumes, elles restent en place parfois plusieurs jours avant de se dissiper. On ne revoit jamais ceux qui ont le malheur d'y pénétrer...

- Continue ton histoire ! demanda Eileen, désireuse de savoir ce qu'il avait fait à cette pauvresse. Femme ou chevelute, pour elle il n'y avait pas de différences et sans le savoir Rigar joua sa vie.

- Je redoublais donc de prudence et je m'approchais aussi lentement que possible d'elle. J'ai traversé la rivière et pris pied sur la plage. Je l'ai touchée en ayant très peur de disparaître. Heureusement pour moi, ce n'était pas la Mauviette ! Je l'ai ceinturée tout de suite. Elle est morte sans souffrir, un égorgement bien net. Parce que je tue toujours avant de scalper, pas comme d'autres !

Torgen s'adressa à Eileen :

- Vas-tu le laisser vivre pour qu'il puisse assassiner d'autres chevelus ?...

Elle ne savait que répondre. Partagée entre le désir de faire cesser ce massacre atroce et la conscience de son impuissance, Eileen cherchait désespérément une solution sans la trouver. Elle ne pouvait se voiler simplement la face, cee serait pourtant si facile.

- Pourquoi "assassiner" ? s'insurgea Rigar. Ils vivent nus et ne parlent pas, ce ne sont donc pas des hommes, ni des femmes mais des bêtes tout simplement. On assassine pas des bêtes, on les tue !

Myira, exaspérée, lui lança au visage le scalp trouvé dans la caverne. Rigar se dégagea du scalp d'un coup d'épaule et continua :

- Nous l'avions à peine scalper que " ceux-qui-vous-ressemblent-étrangement " sont sortis des fourrés. Ils ont joué le rôle de voyageurs égarés, comme vous, pour endormir notre méfiance et sous la menace de leurs armes, nous ont forcés à leur donner le scalp. Pour sûr qu'ils en connaissaient la valeur, les crapules ! Nous nous sommes jeté à leur poursuite aussitôt. Je me souviens être entré dans une clairière puis plus rien jusqu'à ce qu'Aoun me réveille, au début de l'heure de l'Araignée.

- Vous êtes né à l'heure de la Lyre, n'est ce pas ? coupa Archibald.

- Je ne sais pas, répondit Rigar.

- C'est sûr et certain ! trancha Archibald, un léger sourire aux lèvres. Vu les circonstances, ce ne pouvait être qu'un sortilège de sommeil lancé par la voie d'Hypnos. Le petit être était donc haut-rêvant. Fâcheux...

- C'est étrange comme coïncidence ! reprit Rigar, il m'est arrivé la même chose hier soir quand vous nous avez lâchement agressés...

- Pas tout à fait ! tenu à préciser Archibald.

Cette remarque fut suivie d'un long silence.

Pour Eileen, toute vie valait la peine d'être sauvée, même celle de chasseurs de chevelus. Ils ne se rendaient pas compte de l'horreur de leurs actes. Comment alors les juger et encore moins les punir ?...

Elle prépara une décoction de fausse suppure, une herbe de soin, pour l'enchanter et la donner à Aoun. Celui-ci la but sans céder à la magie. Les Dragons ont fait leur choix ! pensa-t-elle. Aoun résista également à celle d'Archibald. Il gémissait en disant à qui voulait l'entendre qu'il n'avait plus soif alors que Socrane en préparait une troisième et ultime. A celle-ci il ne résista pas et s'endormit.

La force de la potion avait été calculée pour guérir les blessures mais ne pas lui rendre ses forces. Ils les récupéreraient de toutes les façons en plusieurs jours.

L'avantage pour les voyageurs était qu'il serait un poids éventuel pour son ami s'il lui venait l'idée de les poursuivre. Personne encore ne croyait vraiment en l'histoire de Rigar et celui-ci restait plus que sceptique sur l'innocence de Myira et Torgen.

Ces sosies, s'ils existaient vraiment, présentaient un réel danger pour eux. Partout où ils passeraient, avec tous les chasseurs qu'ils croiseraient, une pareille mésaventure pourraient leur arriver de nouveau. Il fallait crever l'abcès sans tarder.

Telle était la position de Torgen.

Ils convinrent Rigar de les conduire à l'endroit où le vol avait été commis. Aoun fut installé dans la caverne et le groupe se mit en marche. Ils s'enfoncèrent plus avant dans la forêt, s'éloignant encore de la route de l'est déjà distante de dix milles.

Début Dragon, ils découvrirent la rivière au fond d'un val aux pentes envahies de fougères. Les berges disparaissaient sous les végétaux occupant la moindre parcelle de terre. En remontant son cours durant quelques minutes, ils arrivèrent à un coude où le lit était très peu profond. En face d'eux, une petite plage, coincée entre la rivière et la pente raide du val, longeait l'extérieur du coude. Ils aperçurent tous le cadavre de la chevelute, scalpé et à moitié dévoré, gisant sur le sable. Seul Rigar ne s'en émut pas.

Le chasseur raconta de nouveau son histoire en mimant cette fois ses mouvements et gestes. Ayant accompli ce qu'ils attendaient de lui, Rigar les quitta avec soulagement. Il se sentait mal à l'aise en compagnie de tous ces haut-rêvants !

Torgen put remonter la piste des voleurs jusqu'à une clairière moussue où, d'après les rares traces encore visibles, Rigar avait dû être endormi. Puis plus rien, la piste était trop vieille. Ils choisirent de suivre la direction des montagnes, pensant à juste titre que les sosies ne s'en tiendraient pas là et écumeraient la région avant de la quitter.

Vers fin Dragon, ils croisèrent le cours d'une rivière aux eaux limoneuses et vers mi-Epées ils établirent leur camp au pied d'une haute colline escarpée. Torgen distribua les rôles. Archibald et Socrane s'activèrent aussitôt à la préparation du feu, et Eileen râla tandis que Myira et Torgen s'enfonçaient dans la forêt. Il lui avait confié la tâche la plus fatigante: grimper sur la colline pour observer les environs.

Elle ne prit que ses armes et commença l'ascension.

Au début de l'heure de la Lyre, elle se trouvait en haut d'un mamelon d'une cinquantaine de mètres de circonférence. Il était dégagé de tout arbre et des rochers affleuraient par endroits d'un sol herbu et buissonneux. Un tapis de collines basses et densément boisées se déroulait presque à perte de vu tout autour d'elle.

Elle distinguait la vallée de Nogaric à environ vingt-cinq milles vers le sud. Plein ouest de hautes montagnes se découpaient dans le soleil couchant à environ cinquante milles. La chaîne s'incurvait au nord et au sud comme des mâchoires prêtes à se refermer. Elle épia les éventuelles colonnes de fumée s'élevant vers le ciel. La seule qu'elle distingua fut celle de son camp, en contrebas.

Au crépuscule, les ondulations vertes des collines devinrent de plus en plus sombres et les montagnes se masquèrent de brume. Un bruit la fit se retourner. Cinq ou six chauve-souris, de grosses chauve-souris, volaient en un groupe compact en rase motte. Elles zigzaguèrent à un mètre du sol et filèrent vers le ciel où elles se fondirent avec les ténèbres naissantes. Eileen n'en avait jamais vu de si grosses. Le règne animal était pour elle un perpétuel sujet d'étonnement, ses connaissances en la matière étaient plutôt minces et sa soif d'apprendre insatiable. Profitant des derniers rayons du soleil couchant, elle redescendit vers le camp en se guidant sur les lueurs rougeâtres et dansantes du feu.

Elle baissa la tête d'une manière instinctive au moment où une des chauve-souris piqua sur elle. Elle lui frôla les cheveux et regagna l'abri des ténèbres en quelques battements d'ailes. Que ce serait-il passé si elle n'avait pas réagi ? La question l'effleura tandis que le petit vampire faisait un large demi-tour et retentait sa chance. Il la frôla une seconde fois. Durant tout le chemin de retour, les chauve-souris l'accompagnèrent, la frôlant à plusieurs reprises.

Le soleil disparaissait derrière les montagnes quand elle rejoignit ses compagnons avec son étrange cortège. Une dizaine de petits vampires tournoyaient autour du camp en un ballet macabre. Archibald les observa un instant. La seule chose dont il était sûr était qu'il ne s'agissait pas de vampires, ceux-ci faisaient plus d'un mètre d'envergure. Peut-être sont-ce des petits vampires ! songea-t-il en haussant les épaules avant de se replonger dans la lecture passionnante d'un parchemin draconique.

Courant Araignée les appels des petits finirent par attirer les vampires adultes.

Torgen, qui, comme à l'accoutumée, veillait à cette heure, aperçut soudain une énorme chauve souris de plus d'un mètre d'envergure apparaître à la limite des ténèbres. Le vampire entama un large cercle autour du campement, disparaissant parfois dans la nuit. Torgen réveilla Myira en cherchant des yeux le monstre. Là haut dans les ténèbres et le silence, le vampire venait de choisir sa proie. Myira ouvrait ses yeux ivres de fatigue quand la bête fondit. Torgen réagit trop tard. De tout son poids, le vampire se laissa choir sur Archibald endormi. Ses griffes agrippèrent les vêtements d'Archibald et ses crocs s'enfoncèrent dans son cou. Il se réveilla en sursaut, fou de douleur et d'angoisse.

De la bête accrochée à son dos, il ne pouvait voir que ses ailes qui doucement l'enveloppaient. Il sentait la chaleur humide de son propre sang inonder ses vêtements. Une peur panique l'envahit...

Torgen frappa de toutes ses forces l'animal. Le coup de bâtarde lui fit lâcher prise et la bête s'affala sur le sol, le poitrail ouvert et une aile déchirée. Elle battait désespérément des ailes pour s'enfuir quand Torgen lui donna le coup de grâce.

Myira se précipita vers Archibald tombé à genoux. Le sang s'écoulait abondamment de la plaie béante. Il fallait stopper l'hémorragie rapidement pour éviter le pire. Elle allongea Archibald complètement désorienté et déchira sa tunique pour en faire des pansements.

Torgen essuyait son épée sur le cuir duveteux des ailes du monstre quand son instinct de guerrier lui fit tourner la tête vivement. Noires bêtes habillées dee nuit, deux vampires, silencieux comme la mort, glissèrent l'espace d'un instant dans le rayon de lumière du feu pour aussitôt regagner les ténèbres.

Il sangla son bouclier en grommelant et hurla. Eileen se dressa soudain et dégaina sa dague instinctivement. Socrane, quant à lui, gémit faiblement. Les deux vampires fondirent sur Torgen qui para magistralement leurs assauts. Son épée fendit l'air sans les toucher. L'un d'eux rompit le combat et regagna le ciel, le second s'acharna sur Torgen. Eileen se porta vers lui pour l'aider. Sa dague s'enfonça profondément dans le flanc de l'animal, le blessant gravement.

Diminué, le vampire ne put éviter le coup puissant de Torgen. Sa masse sans vie s'abattit lourdement sur le sol. Socrane s'étirait quand le dernier vampire le choisit pour cible. Il vit la bête piquer vers lui et tenta de dégainer son épée à temps. Il n'y parvint pas. Heureusement, le vampire rata son attaque et voulut reprendre aussitôt de l'altitude. Au passage Torgen lui assena un coup qui entailla cruellement son poitrail. A l'agonie, le vampire se posa à terre et Torgen le finit.

Archibald sentait la vie s'écouler de lui au rythme des battements de son cœur. Il allait sombrer dans le coma quand Myira arrêta enfin le flot de sang. Il était trop mal en point pour s'apercevoir qu'il n'avait plus de tunique. Comme Myira terminait le pansement, Eileen s'activait près du feu. La décoction fut prête rapidement et la potion enchantée en quelques secondes. Archibald la but mais ne s'endormit pas.

- Es-tu sûre de n'avoir rien oublié ? questionna-t-il, perplexe.

- Tout à fait sûre ! se défendit-elle.

Archibald n'insista pas.

L'aube se leva enfin. Pour Archibald, elle représentait la fin d'interminables moments de souffrance. Cette heure lui sembla bénéfique, aussi enchanta-t-il une décoction pour son propre usage. Dans le petit matin brumeux, alors que Torgen et Myira partaient relever les collets, il avala le liquide magique et sombra dans le sommeil.

Eileen le réveilla en le secouant énergiquement. Il avait l'impression qu'il ne s'était écoulé que quelques secondes mais son cou exempt de blessures et ses forces revenues le détrompèrent. Après un ultime bâillement, il saisit le sens des paroles angoissées d'Eileen. Myira et Torgen se mourraient. Ils étaient revenus titubant et vacillant de leur tournée des collets et s'étaient aussitôt écroulés. Une odeur pestilentielle imprégnait leurs vêtements.

Mais qu'était-il donc arrivé ? D'après ce qu'Eileen avait pu comprendre des balbutiements de Torgen, Myira et lui avaient trouvé dans un collet un animal dee la taille d'un gros hérisson au pelage duveteux gris clair. Il dégageait une odeur insoutenable même à plusieurs mètres de lui, pourtant Torgen tint à le ramener au camp. En chemin, ils s'étaient trouvés soudain mal et Torgen instinctivement avait jeté l'animal dans les fourrés. Ce geste leur avait sans doute sauvé la vie à tous. En effet ce qu'ils ignoraient est que cet "hérisson" était en fait un boniment, un petit mammifère qui a la particularité d'émettre une sécrétion volatile empoisonnée particulièrement violente quand il prend peur, poison contre lequel il était immunisé.

Piégé dans un collet, se débattant désespérément pour se libérer et n'arrivant qu'à s'étrangler un peu plus à chaque mouvement, le boniment était autant mort de frayeur que d'asphyxie. Toute cette angoisse s'était traduite par une énorme quantité de poison flottant dans l'air tout autour de lui.

Archibald les examina en se bouchant le nez. Ils n'avaient aucune blessure apparente et pourtant leurs forces déclinaient à vue d'œil. Maladie ou empoisonnement, il devait trancher avant de tenter d'enrayer magiquement la cause de leur mal. Plus par intuition que par déduction, il choisit l'empoisonnement. Il fallait que ce soit cela.

Socrane ne possédait que le rituel de guérison des empoisonnements et il n'avait visiblement pas le temps d'apprendre celui des maladies...

Archibald apposa les mains à Torgen qui s'endormit. Il était sauvé. Socrane eut moins de chance avec Myira. Le rituel ne marcha pas. Archibald lui apposa les mains à son tour sans plus d'effet.

Ni l'un, ni l'autre n'avait plus assez de rêve pour tenter un ultime rituel et Eileen ne connaissait pas le rituel nécessaire. Myira allait mourir et ils étaient tous impuissants à la sauver. Tout haut-rêvants qu'ils étaient, ils ne pouvaient rien. Socrane fit une ultime tentative. Il avait dans son sac une potion enchantée de murus. Il y avait une chance que cette plante soit un des antidotes du poison, le murus étant souvent employé comme tel.

Myira déglutit faiblement. Les secondes qui suivirent furent pour tous les plus longues de leur voyage. Ils retinrent leur souffle, fixant tous les yeux de la gnomesse. Ils se fermèrent lentement. Tous hésitaient à vérifier si elle respirait encore, un léger ronflement leur enleva tout doute. Ils rirent, d'un rire nerveux, exutoire à l'angoisse.

Le reste de la journée fut consacrée à la préparation de potions enchantées pour rétablir Myira et Torgen. Eileen et Socrane s'affairèrent à la tâche.. Archibald s'endormit vaincu par la fatigue, il s'épuisait toujours aussi inexplicablement vite. Son sommeil fut visité par les Dragons qui lui imposèrent un pèlerinage à l'autre bout des terres médianes du rêve avant tout autre acte de magie de sa part. De cela il ne prendrait conscience qu'à son réveil.

Les potions étant administrées, Myira et Torgen s'endormirent à leur tour. les réserves de nourriture et d'eau étaient au plus bas, de plus celle d'herbes de soin baissait dangereusement. Eileen se dévoua pour aller chasser et remplir les outres alors que Socrane gardait le camp et veillait sur le sommeil de ses compagnons. Il n'aimait pas l'idée de la savoir seule en pleine forêt. Comme lui, elle connaissait mal ce milieu et risquait de se perdre en s'y aventurant. Ne prenant que ses armes et les outres, elle entra résolument dans le sous-bois bordant la clairière.

Après un quart d'heure de marche, elle découvrit avec soulagement un ruisseau.

Lourdement chargée, elle revenait sans traîner vers le camp quand un gros oiseau, de la taille d'une dinde, prit sons envol à quelques mètres d'elle. Elle décocha deux flèches coup sur coup sans l'atteindre. Eileen ne s'avoua pas vaincue, elle poursuivit l'oiseau sans penser une seconde qu'elle perdait le peu de repères qu'elle possédait.

Elle buta sur un grand roncier impénétrable. Elle le contourna et battit le terrain à la recherche de son dîner, l'arc armé, les doigts crispés sur la corde. Elle avait perdu tout espoir de retrouver l'animal lorsqu'elle l'aperçut enfin. La troisième flèche fut la bonne.

Une heure s'était écoulée, le crépuscule menaçait. Tous s'étaient réveillés et Socrane commençait à s'inquiéter quand Eileen sortit des fourrés, brandissant fièrement sa prise. Elle avait retrouvé le camp uniquement en se fiant à son intuition. Le docte Archibald identifia le volatile comme étant une crampe, un oiseau migrateur de la famille de l'oie. Sa chair était parfaitement consommable et même assez fine. Vers mi-Lyre, la crampe était cuite et aussitôt dévorée.

Archibald après s'être essuyé les lèvres sur la manche de son pourpoint commença son long pèlerinage. Il dût l'interrompre bien vite brisé de fatigue après avoir vainement tenté de vaincre son vieil ennemi, le marais.

Le crépuscule allait céder la place à la nuit, Eileen et Torgen veillaient sur le repos de leurs compagnons. Ils perçurent tous deux une faible odeur de fumée apportée par la brise. Un camp, peut-être celui des sosies, n'était pas loin d'eux. D'un commun accord, ils ne réveillèrent pas les autres.

Les Dragons n'en avaient pas fini avec les haut-rêvants. Ils s'acharnèrent sur Archibald en ajoutant à son désir lancinant de passer la nuit sur une échelle, celui également aérien de grimper à un arbre à au moins onze mètres de haut. Socrane, lui, rêva d'une de ses vies antérieures où il avait été un grand chirurgien. Ce rêve, il le savait, le hanterait tant qu'un fragment de ces connaissances oniriques ne deviendrait pas réelles, tant qu'un fragment de ce qu'il avait été ne serait pas de nouveau en lui...

Le dix-huitième jour du mois de la Lyre débuta par une aube brumeuse. Archibald, morose comme à l'accoutumée, acheva son long pèlerinage onirique. Libéré de ce fardeau, il mangea de bon cœur sa part de crampe dont les restes faisaient office de petit-déjeuner. Le Vaisseau était passé depuis peu quand ils levèrent le camp.

Début Faucon, ils progressaient, Torgen en tête, le long d'une sente animale au fond d'un vallon encaissé. Un gémissement leur parvint de buissons, vingt à vingt-cinq mètres devant eux. A mi-chemin des buissons, les gémissements cessèrent brusquement. Une créature bipède se dressa vivement et s'enfuit aussitôt. Elle ressemblait en tous points à un homme à la musculature fine que l'on devinait puissante à ses mouvements vifs et sûrs. Sa peau était cuivrée, halée par le soleil.

Il était nu. A son crâne rouge et sanguinolent, ils comprirent que ce chevelu, le premier qu'ils voyaient, avait été scalpé vif.

Comment des hommes peuvent-ils commettre de telles atrocités ? pensa Eileen autant horrifiée que révoltée. Elle n'était pas au bout de ses désillusions. Dans les buissons gisait le corps d'une chevelute. Admirablement proportionnée, belle même, elle avait le crâne scalpé, la gorge ouverte et le bas ventre plein de sang. Ses yeux encore ouverts fixaient le ciel d'un regard plein d'incompréhension. Eileen s'agenouilla et clôt ses paupières.

Elle était morte à l'aube selon Myira. Eileen n'écoutait pas, la colère l'envahissait.

Comment pouvaient-ils prendre ces hommes et ces femmes pour des animaux ?

Comment ne pas s'apercevoir combien ils étaient proches de nous ? Ils s'aimaient et souffraient comme nous...

A la colère vint s'ajouter un terrible sentiment d'impuissance. Ils ne pouvaient rien faire pour arrêter le massacre. Tout au plus arriveraient-ils à en sauver temporairement quelques uns et ce certainement au prix d'autres vies humaines.

Eileen serra les poings. Elle espéra sincèrement que dans son prochain rêve la vie de cette femme soit meilleure et que ses tortionnaires soient les chevelus d'autres monstres. O oui ! Cela elle l'espérait! Souffrance pour souffrance, vie pour vie, tel était le prix que devait payer tous ces meurtriers...

Torgen chercha aux alentours les traces sanglantes des scalps. De gouttelettes écarlates en rameaux brisés, la piste ténue les mena à une large clairière quelques milles plus au sud. Un foyer éteint aux cendres dispersées et des paquets de crottin de cheval étaient les seuls reliefs du camp des chasseurs. Des traces de sabots d'au moins trois chevaux menaient vers le sud-est avant de s'enfoncer dans la forêt.

Inutile de les poursuivre, ils étaient beaucoup plus rapides qu'eux. Jamais ils ne sauraient si les sosies faisaient partie de ce groupe.

En bordure de clairière, Archibald trouva l'arbre de ses rêves. Il s'y attaqua avec empressement et jouissance. Il eut plus de mal à redescendre qu'à monter. Essoufflé mais heureux il regagna le sol et s'assit au pied de l'arbre. Sa joie était visible, presque exubérante, mais elle ne dura pas. A son bonheur, il manquait le plaisir ineffable de passer une nuit sur une échelle et Archibald reprit sa mine morose coutumière.

Toute l'après-midi, ils battirent le terrain vers le nord-ouest à la recherche de gibier et d'herbes de soin. Ils croisèrent de nombreux mélikassiers, des arbustes verdoyants chargés de grappes de baies mauve noir. La mélikasse avait un goût à la fois de cassis et de savon. Le mariage était plutôt âcre mais la baie était comestible. Ils ne les cueillirent pas, comptant sur leur chance pour trouver des victuailles plus agréables au palais, ce en quoi ils n'avaient pas tort. Un peu plus loin, ils trouvèrent des mûriers croulant sous les fruits juteux. Tous se jetèrent dessus avidement.

Myira, maladroite pour une fois, déchira ses chausses au genou droit, se faisant une vilaine écorchure. Sans attendre, elle la lava et la pansa. Les mûres ne les rassasièrent pas tous ; Torgen et Socrane durent, à contrecœur, compléter leur ration du jour avec des mélikasses.

Près des mûriers, ils découvrirent quelques brins de suppure, de quoi regarnir un peu leurs réserves d'herbe de soin. L'après-midi tirait à sa fin, aussi cherchèrent-ils un endroit pour établir leur camp. Echaudés par leur expérience du boniment, Myira et Torgen refusèrent d'aller chasser. Eileen et Socrane se chargèrent de la corvée.

Archibald vit avec appréhension le grand amour de sa vie précédente disparaître dans la forêt. Une fois déjà dans cette vie il l'avait retrouvée pour la perdre presque aussitôt. La mort d'Eileen l'avait durement éprouvé et le souvenir de cet instant tragique restait toujours vif et présent à sa mémoire. Il ne savait comment il réagirait si elle devait lui être ravie une seconde fois. Torgen lui tendit de la bière à enchanter et Archibald chercha à chasser ses inquiétudes en se concentrant sur cette tâche triviale.

Torgen heureux tituba vers sa couche pour cuver. Myira s'attela au dessin représentant Torgen terrassant les frogoths. Après celui-ci, elle devrait réaliser sans attendre le combat contre les vampires. Elle espérait sans trop y croire que le grand Torgen garderait son arme au fourreau le temps qu'elle rattrape le retard pris ces derniers jours. La légende avançait décidément plus vite que ses dessins...

Penché sur un parchemin draconique, Archibald tentait vainement de lire. Il renonça finalement et fixa la lisière de la clairière. La nuit tombait et elle ne rentrait pas. Un sombre pressentiment l'envahit.

Ils avaient abattu une clognote, une sorte de gros écureuil noir rayé de blanc, et raté de peu un daim quand ils décidèrent de revenir au camp. Eileen lorgnait sur la longue queue à la fourrure profonde et soyeuse de la clognote. Elle la voyait déjà pendre à son chapeau et il lui tardait de pour commencer à la tanner.

Le crépuscule menaçait et plus ils avançaient, moins ils reconnaissaient le chemin. Ils arrivèrent en haut d'un petit raidillon surplombant un val encaissé où un ruisseau d'un mètre de large courait entre les arbres. Ni l'un, ni l'autre ne se souvenaient d'être passés par là. Ils étaient perdus.

Loin du camp, sans rien d'autre que leurs armes, ils ne se laissèrent pas gagner par la panique. Ils étaient tous deux des voyageurs habitués aux coups durs. La première chose à faire était d'établir leur propre camp pour la nuit. Demain était un autre jour.

Comme ils approchaient du ruisseau, un grognement les fit pivoter sur eux-mêmes.. A dix mètres d'eux, un gros sanglier roux les observait, l'œil mauvais. Eileen recula prudemment alors que Socrane se figeait de peur, la bête était un carse mâle, l'espèce de sanglier la plus grosse, la plus vicieuse, la plus hargneuse. Il allait les charger sans aucun doute. Le carse grogna de nouveau, rebroussa ses gros sourcils roux et fonça vers eux de toute sa formidable puissance.

Eileen et Socrane se séparèrent, chacun courant en direction d'un arbre. Le carse choisit de poursuivre Socrane, peut-être parce qu'il sentait la peur qu'il lui inspirait.

L'animal était à un mètre derrière lui, il entendait sa respiration rauque et devinait ses défenses prêtes à lui fouiller les reins. Eileen sauta le ruisseau et se retourna pour tirer.

Socrane lâcha son arc et rassembla toutes ses forces pour sauter dans le premier arbre venu. In extremis il bondit vers une haute branche transversale et s'y agrippa avec l'énergie du désespoir. Le carse grognait en dessous attendant qu'il tombe comme un fruit mûr. La branche fléchit, de sinistres craquements provinrent de son attache au tronc mais elle résista sous son poids. Socrane n'osait pas bouger, le moindre mouvement pouvait briser la branche et précipiter sa chute.

Sa première flèche érafla la bête, la seconde se ficha dans son échine. Le carse grogna et se tourna vers Eileen, une lueur de colère dans ses petits yeux noirs.

Sans l'attendre elle gagna le plus proche arbre et y grimpa. Le carse frustré dee sa proie donna des coups de boutoir dans l'arbre, le faisant trembler de sa cime aux racines. Peu rassurée, elle s'agrippa au tronc. Qu'attendait donc Socrane pour tirer à son tour sur le carse ?

Il hésita quelques instants avant de descendre de son perchoir pour ramasser son arc. Tremblant encore de peur, il visa l'animal. Les deux premières flèches finirent dans les buissons aux alentours, la troisième se planta dans l'épaule du carse.

Rendue fou de rage par cette blessure légère, la bête délaissa Eileen et chargea de nouveau Socrane qui se réfugia aussitôt dans le même arbre.

Le carse voulait visiblement en finir. A coup de boutoir, de défenses, de sabots, il s'acharnait sur l'arbre qui semblait durement ébranler. Peut-être même la bête à force de rage allait-elle arriver à le mettre à terre. Un frisson d'angoisse parcourut l'échine du voyageur.

Eileen elle aussi était résolue à en finir, elle sauta à terre et mit la bête en joue. Sa flèche se ficha dans l'arbre, à quelques centimètres de la botte de Socrane. Le bruit fit dresser l'oreille du carse. Il fit volte-face et la vit. Ses sourcils roux se froncèrent, ses yeux noirs se chargèrent de haine, ses muscles noueux se bandèrent et il s'élança en grognant.

Ce petit jeu avait assez duré, elle ne fuirait pas cette fois. Elle réarma rapidement et tira alors que le carse traversait le ruisseau. La flèche entra par la narine et s'y enfonça jusqu'à l'empennage, tuant l'animal net.


Chapitre 3

Archibald ne monta pas au grenier pour s'y coucher. Il avait enfin la chance d'avoir une échelle à sa disposition et il comptait bien passer la nuit dessus. Ce désir le tenaillait depuis longtemps et il était bien décidé à ne pas laisser échapper l'occasion.

Il s'installa du mieux qu'il put et lutta le plus longtemps possible contre la fatigue et l'ankylose. Fin Serpent, il entendit dans un demi-sommeil des chuchotements juste devant la porte d'entrée et ses yeux se fermèrent malgré lui.

Le sommeil d'Eileen fut agité de cauchemars. Elle était une souris coincée entre les pattes d'un chat au regard vide.

- L'Eileen, ronronna le chat, je préfèrerais te manger que de te voir partir...

Elle gémit et se réveilla encore tremblante de peur. Le reste de la nuit, elle dormit la main sur sa dague. Elle ne fit pas d'autres cauchemars.

Archibald se réveilla à l'aube allongé à même le sol. Il pesta contre le mauvais sort, il n'avait pu tenir la nuit entière sur cette échelle. Depuis quelques jours il se fatiguait beaucoup plus vite que d'habitude, cet épuisement continu le minait et il n'avait plus la volonté de résister au sommeil, même pour satisfaire un désir si impérieux. Il n'avait pas pour autant tout perdu, la nuit avait été longue et il se sentait en pleine forme. Il se promit de tenter sa chance une seconde fois dès le soir venu avant de se rappeler qu'il devait quitter Nogaric ce matin même. Son moral déjà bien bas n'en fut pas amélioré.

Un à un, ils descendirent du grenier. Eileen, posant le pied à terre, s'aperçut qu'elle avait failli marcher sur une souris fraîchement décapitée. La tête coupée net reposait à côté. Elle trembla de peur, le souvenir du cauchemar était encore vif à son esprit et elle se jura de ne pas mettre le nez dehors seule.

Début Sirène, un grand villageois filandreux se présenta à l'entrée de la salle des jugements. Archibald entrebâilla juste la porte.

- Bonjour, j'suis l'Bubu, l'ami de l'Eileen, j'voudrais la voir. C'est que l'Eileen et moi, on va se marier !

Archibald jeta un discret coup d'œil à Eileen qui, affolée, lui fit frénétiquement signe non de la tête.

- Elle est partie à la rivière se laver, mentit-il.

- Quand elle reviendra, vous lui direz que je l'attends avant la fin de la Sirène dans la cour de l'étable, vous lui direz aussi que j'ai passé la nuit à aiguiser la faux !

D'explications embarrassées en piques de Myira et de faux-fuyant en mensonges, Eileen tenta de se dépêtrer de ce bourbier sans devoir avouer la vérité, elle avait trop honte d'elle-même pour le dire à une autre personne qu'Archibald. Elle leur raconta son cauchemar et leur montra la souris au pied de l'échelle. Ils quittèrent le village sans attendre.

Plutôt que d'emprunter la route d'Ascors où Bubu les chercherait à coup sûr, ils s'enfoncèrent dans les bois jouxtant la salle des jugements et se dirigèrent plein nord.

C'était le quinzième jour du mois de la Lyre, une belle journée au soleil radieux. Des vallons sinueux et encaissés courraient entre des collines boisées. Loin vers le nord-ouest ils aperçurent de hautes montagnes. Aux dires de Vaseloute, la Mauviette se cachait là bas, quelque part. Eileen hâtait le pas sans ménager ses efforts, elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle et cette faux dont elle sentait la lame contre sa gorge.

Vers fin Sirène, la forêt devint plus touffue. Les feuillus remplacèrent les conifères, le sous-bois s'épaissit, ralentissant leur progression. La forêt bourdonnait du vol de nombreux insectes et des milliers de champignons recouvraient chaque pouce de sol disponible. Vers mi-Epées, ils s'arrêtèrent dans une clairière pour y passer la nuit.

Myira et Torgen s'éloignèrent pour poser des collets alors que les autres rassemblaient du bois pour le feu.

Torgen regardait faire la dextre Myira. L'un des pièges posé, Elle se retourna vers lui et écarquilla les yeux de surprise. Torgen fit aussitôt volte-face.

Trois hommes à la mine patibulaire, barbus, habillés de cuir et portant sac à dos et arc, se tenaient à quelques mètres d'eux. Celui du milieu, le chef vraisemblablement, brandissait une épée tandis que ses acolytes braquaient leur arc armé vers eux.
- On ne bouge pas, on ne bouge pas du tout !

Myira et Torgen restèrent immobiles.

- C'est eux ? glissa le chef à l'homme de droite. Celui-ci haussa les épaules puis hocha de la tête.

- Où est le scalp ? reprit durement le chef.

Les trois hommes devaient sans doute les prendre pour des chasseurs de chevelus et voulaient leur voler leur butin. Torgen leur expliqua qu'ils n'étaient que des voyageurs, les hommes méfiants les firent vider leurs sacs sur le sol. Dépités de ne pas trouver ce qu'ils venaient chercher, ils ne désarmèrent pas pour autant.

- T'as une bien belle épée le grand ! lança le chef. Déboucle ton ceinturon et jette le devant toi !

Myira esquissa un geste vers sa dague, les deux arcs se tournèrent vers elle.

- Pas un geste le petit ! ordonna le chef.

Torgen essaya de discuter, sans succès. Les palabres n'étaient pas son fort, il le savait. Le chef sourit narquoisement ce qui le rendit encore plus antipathique à ses yeux.

Torgen estima les risques de déclencher un combat. Ils étaient trop grands, non seulement pour lui, mais surtout pour Myira. Avant qu'il ne puisse être au contact, les deux flèches auraient été décochées. Il serra les poings d'impuissance et défit son ceinturon, pestant contre son manque de prévoyance et le mauvais sort.

- Et le petit avorton, il jette son arc !

Myira obéit.

- Maintenant on court très vite et très loin sans se retourner si on tient à la vie ! Je compte jusqu'à cinq !

Ils s'éloignèrent à distance respectable. A l'abri, Myira invoqua alors un guerrier sorde. Instantanément, un homme revêtu d'une armure de plaques et portant épée sorde et bouclier se matérialisa. L'ordre de Myira fut simple : - Trouve ces gens et tue les ! cria-t-elle, hors d'elle.

Osez la traiter de petit avorton, ils allaient le payer de leur vie. Le guerrier chercha des yeux ses proies et il se dématérialisa aussitôt, faute d'avoir pu les localiser.

Myira redoubla de rage...

Peu avant la tombée de la nuit, Jarim, Aoun et Soram rejoignirent Rigar qui gardait seul le camp en leur absence.

- Nous avons retrouvé tes voleurs ! annonça Soram, le chef.

- Et le scalp ? questionna Rigar en se tournant vers Aoun.

- Aucune trace ! lâcha tristement Aoun en baissant les yeux.

- Tant pis ! Cela vous apprendra ! Et puis un de perdu, dix de retrouvés...

Ils sourirent tous au trait d'humour de Soram et racontèrent à Rigar avec moult détails la leçon qu'ils avaient donné à ces voleurs de scalps. De plus en plus de ces parasites rôdaient dans la région, cherchant à dérober à des chasseurs comme eux, le fruit de longues journées de traque. Les chevelus se faisaient de plus en plus rares dans ces parages et étaient devenus plus craintifs que des écureuils. Pour en trouver à présent, il fallait avoir de la chance ou risquer sa vie en poussant jusqu'aux hautes montagnes du vertige, à l'ouest, là où les territoires de chasse n'étaient pas encore divisés en parcelles.

Rigar et Aoun avaient eu énormément de chance. Ils avaient surpris un couple de chevelus près d'une rivière. Le mâle s'était enfui aussitôt abandonnant sa femelle. La chevelute ne s'était même pas méfiée. Elle avait laissé Rigar s'approcher tout près d'elle, assez pour qu'il puisse toucher sa superbe chevelure blonde et l'égorger.

En repensant au scalp perdu, il serra les poings. S'il avait été là, ses voleurs ne s'en seraient pas tirés aussi facilement. Il leur aurait fait avouer où ils avaient caché leur butin et l'aurait récupéré. Les scalps blonds étaient les plus rares et si par chance il contenait ne serait-ce qu'un cheveu lumineux...

Ils mangèrent à l'intérieur de la caverne en se remémorant des histoires de chasse de leurs grand-pères. A cette époque les arcs et les chevaux étaient inutiles pour traquer les chevelus. Ils venaient d'eux-mêmes, ils s'approchaient en souriant, ils offraient même des fleurs ou des fruits. C'était facile de les tuer...

Après ces instants de nostalgie, Jarim et Soram, rompus, allèrent se coucher alors que les deux autres montaient la garde devant la grotte et alimentaient le feu.

Myira et Torgen rameutèrent le reste du groupe pour partir à la poursuite des voleurs. La piste n'était pas très dure à suivre, pourtant lorsque vint le crépuscule, ils crurent bien la perdre. Une odeur de fumée les remit sur la bonne voie. Les voleurs avaient installé leur camp dans une caverne creusée au pied d'une petite falaise. Un feu brûlait devant et deux hommes y veillaient. Ils se reposèrent et mirent leur plan au point. A l'heure de la Lyre, ils étaient prêt à frapper.

Archibald n'était plus qu'à quelques mètres de la caverne quand les deux guetteurs l'aperçurent.

- Eh toi, avance doucement par ici !

Archibald ne bougeait plus. Dès sa ruse éventée, il était monté dans les terres médianes chercher un sort de zone de sommeil. Le terrible marais, son vieil ennemi qui lui avait valu l'épuisement qui le rongeait, le repoussa une première fois. L'un des guetteurs arma son arc tandis que Soram, réveillé par la voix forte de Rigar, pointait son nez au dehors.

Le second essai fut le bon. Rigar et Soram endormis s'affalèrent comme des masses. Aoun, épargné par la zone fit instinctivement un bond de côté. Torgen, l'épée d'Archibald à la main, fonça sur lui en hurlant. En un coup son compte était réglé, Aoun glissa lentement vers le sol seulement soutenu par le roc de la falaise sur laquelle il laissait une large traînée rouge.

Torgen extirpait sa lame du ventre de sa victime quand un quatrième voleur jaillit de la caverne.

Tout se passa en quelques secondes mais pour lui cela parut durer une éternité.

Pris par surprise, il ne put que voir impuissant l'homme pointer un arc vers lui. A bout portant, il n'avait que peu de chance d'éviter une blessure sévère. La flèche fila droit et traversa l'épaule de l'archer. La réaction éclair d'Eileen venait de lui sauver la vie. Jarim grimaça de douleur. Son trait se brisa sur un rocher à quelques pas de Torgen. Il lâcha alors l'arc et se réfugia dans la caverne.

Myira se porta vers l'adversaire de Torgen agonisant sur le sol et le pansa. Il pouvait être utile d'avoir un prisonnier capable de parler. Ils se regroupèrent près de l'entrée de la caverne en évitant soigneusement les parages supposés de la zone de sommeil. Ils proposèrent tout d'abord aux voleurs survivants de se rendre,, sans résultats. Finalement, ils se résolurent à enfumer la grotte.

Jarim, blessé et à moitié asphyxié par la fumée, savait que sa dernière heure dans ce rêve venait de sonner. Il se jura de tuer au moins un de ces voleurs de scalps en dégainant son épée. Il étreignit la garde de son arme en grimaçant et jaillit hors de la grotte.

Soudain, le blessé traversa comme un diable le rideau de fumée et de flammèches barrant l'entrée. La flèche d'Eileen le cueillit en pleine gorge et il roula à terre.

Après quelques soubresauts il ne bougea plus. Se rendant compte de ce qu'elle avait fait, elle lâcha son arme d'horreur. Son tir purement réflexe venait de coûter la vie à un homme. Peu importe qui il était, elle venait de tuer un être humain pour la première fois de sa vie. Adossée à la paroi, tremblante d'effroi, elle ne pouvait quitter des yeux ceux encore ouverts de celui qu'elle avait tué. Ils regardaient fixement le sol.

Tous refusèrent de tuer de sang froid les deux voleurs endormis. Incapables de trouver une solution, ils décidèrent d'attendre que la zone disparaisse et de les faire prisonniers à cet instant précis. Début Vaisseau, Rigar et Soram eurent la désagréable surprise de se réveiller avec une lame sous la gorge. Eileen, toujours sous le choc, ligota Rigar sous la garde vigilante de Myira. L'autre, le chef, était tenu en respect par Torgen.

Un instant d'hésitation et Soram se dégagea. Avant que quiconque ne réagisse, il avait atteint les premiers fourrés. Socrane et Torgen se jetèrent à sa poursuite.

Fuyard et poursuivants s'enfoncèrent dans la forêt. Socrane trébucha perdant toutes chances de le rattraper. Torgen fut bien près de se faire distancer mais la chance était avec lui. Soram trébucha à son tour et, avant qu'il ne puisse se relever, il lui avait plongé son épée en pleine gorge. On ne dévalise pas impunément Balthazar de Torgen.

Ils revinrent donc seuls à la grotte. Le prisonnier avait été placé près de son camarade soigné par Myira. Sans faire de commentaires sur le sort de Soram, Torgen commença aussitôt l'exploration de la grotte. Outre ce qu'il leur avait été dérobé, il mit la main sur les sacs à dos des quatre chasseurs. Dans l'un d'eux, il fit une macabre découverte : un scalp châtain roux long et fourni.

- Vous ne valez pas mieux qu'eux ! leur lâcha Eileen alors qu'ils faisaient l'inventaire méthodique des sacs, prenant ce qu'il leur plaisait.

- Je ne me déplace jamais pour rien ! fit Torgen.

Eileen refusa de prendre quoi que ce fût. Ses quatre compagnons n'eurent pas autant de scrupules. Ils se partagèrent les quelques pièces de bronze formant l'essentiel du butin. Myira récupéra un peigne en os et Socrane une pipe en bois et un peu d'herbe à fumer. Le reste gisait épars dans la caverne.

Cherchant à racheter à ses yeux la mort de Jarim, Eileen insista pour soigner magiquement le prisonnier blessé. Torgen, Socrane et Myira s'y opposèrent. Elle chercha l'appui d'Archibald sans le trouver, celui-ci semblait étrangement absent de la conversation. Seule contre tous, elle ne désarma pas.

- Mais ce ne sont que des bandits, ils nous ont volé... s'insurgea Torgen.

Entendant cela, Rigar, bien que ligoté et à leur merci, laissa exploser sa colère.

- Tu es le roi des menteurs guerrier ! Et toi le petit être qui es son complice, tu ne vaux guère mieux !

Myira prit la mouche et Torgen fut bien près de le tuer.

- Ce n'est pas toi peut-être qui nous a volé le scalp blond !

Myira et Torgen se regardèrent, surpris d'une telle accusation. Myira se défendit avec véhémence.

- Tu sembles convaincu de ce que tu dis. Mais le petit être et le grand guerrier bardé de métal qui nous l'ont volé vous ressemblaient étrangement ! fit Rigar sceptique.

Myira restait dubitative, cette coïncidence et cette méprise lui semblaient si incroyables. Torgen lui demanda plus de précisions en se souvenant d'une phrase qu'avait prononcé Soram. Il ne leur avait pas demandé les mais le scalp.

- Aoun et moi, fit-il en désignant de la tête le blessé à côté de lui, nous venons d'Ascors. En fait nous venions tous d'Ascors. Cela fait plusieurs années que nous faisons le commerce du cheveu. Nous avions trouvé récemment un scalp blond, une rareté. Peut-être même recelait-il quelques cheveux lumineux, ceux qui brillent dans le noir ! Il a fallu qu'un petit être et un guerrier qui sont vos sosies nous lee volent...

Torgen lui laissa le bénéfice du doute et accepta son histoire. Mais si tout n'était qu'un tissu de mensonges, personne et surtout pas Eileen ne l'empêcherait de lui régler son compte. A la demande de Myira, Rigar leur raconta la chasse et le vol.

- C'était avant-hier, le jour de la pleine Lune, peu avant le crépuscule. Aoun et moi chassions comme à l'accoutumée quand nous aperçûmes la chevelute et son mâle sur une petite plage de l'autre côté de la rivière que nous suivions. Le mâle s'enfuie dès qu'il nous vit. La chevelute, elle, resta immobile. Elle me regardait fixement avec un large sourire comme je m'approchais d'elle. Comme si elle me disait : Viens si tu l'ose ! Et si c'était la Mauviette pensais-je soudain. J'eue alors peur de disparaître dans une brume mauve. Cette région s'appelle les Mauveterres à cause de cela. Ces brumes, elles restent en place parfois plusieurs jours avant de se dissiper. On ne revoit jamais ceux qui ont le malheur d'y pénétrer...

- Continue ton histoire ! demanda Eileen, désireuse de savoir ce qu'il avait fait à cette pauvresse. Femme ou chevelute, pour elle il n'y avait pas de différences et sans le savoir Rigar joua sa vie.

- Je redoublais donc de prudence et je m'approchais aussi lentement que possible d'elle. J'ai traversé la rivière et pris pied sur la plage. Je l'ai touchée en ayant très peur de disparaître. Heureusement pour moi, ce n'était pas la Mauviette ! Je l'ai ceinturée tout de suite. Elle est morte sans souffrir, un égorgement bien net. Parce que je tue toujours avant de scalper, pas comme d'autres !

Torgen s'adressa à Eileen :

- Vas-tu le laisser vivre pour qu'il puisse assassiner d'autres chevelus ?...

Elle ne savait que répondre. Partagée entre le désir de faire cesser ce massacre atroce et la conscience de son impuissance, Eileen cherchait désespérément une solution sans la trouver. Elle ne pouvait se voiler simplement la face, cee serait pourtant si facile.

- Pourquoi "assassiner" ? s'insurgea Rigar. Ils vivent nus et ne parlent pas, ce ne sont donc pas des hommes, ni des femmes mais des bêtes tout simplement. On assassine pas des bêtes, on les tue !

Myira, exaspérée, lui lança au visage le scalp trouvé dans la caverne. Rigar se dégagea du scalp d'un coup d'épaule et continua :

- Nous l'avions à peine scalper que " ceux-qui-vous-ressemblent-étrangement " sont sortis des fourrés. Ils ont joué le rôle de voyageurs égarés, comme vous, pour endormir notre méfiance et sous la menace de leurs armes, nous ont forcés à leur donner le scalp. Pour sûr qu'ils en connaissaient la valeur, les crapules ! Nous nous sommes jeté à leur poursuite aussitôt. Je me souviens être entré dans une clairière puis plus rien jusqu'à ce qu'Aoun me réveille, au début de l'heure de l'Araignée.

- Vous êtes né à l'heure de la Lyre, n'est ce pas ? coupa Archibald.

- Je ne sais pas, répondit Rigar.

- C'est sûr et certain ! trancha Archibald, un léger sourire aux lèvres. Vu les circonstances, ce ne pouvait être qu'un sortilège de sommeil lancé par la voie d'Hypnos. Le petit être était donc haut-rêvant. Fâcheux...

- C'est étrange comme coïncidence ! reprit Rigar, il m'est arrivé la même chose hier soir quand vous nous avez lâchement agressés...

- Pas tout à fait ! tenu à préciser Archibald.

Cette remarque fut suivie d'un long silence.

Pour Eileen, toute vie valait la peine d'être sauvée, même celle de chasseurs de chevelus. Ils ne se rendaient pas compte de l'horreur de leurs actes. Comment alors les juger et encore moins les punir ?...

Elle prépara une décoction de fausse suppure, une herbe de soin, pour l'enchanter et la donner à Aoun. Celui-ci la but sans céder à la magie. Les Dragons ont fait leur choix ! pensa-t-elle. Aoun résista également à celle d'Archibald. Il gémissait en disant à qui voulait l'entendre qu'il n'avait plus soif alors que Socrane en préparait une troisième et ultime. A celle-ci il ne résista pas et s'endormit.

La force de la potion avait été calculée pour guérir les blessures mais ne pas lui rendre ses forces. Ils les récupéreraient de toutes les façons en plusieurs jours.

L'avantage pour les voyageurs était qu'il serait un poids éventuel pour son ami s'il lui venait l'idée de les poursuivre. Personne encore ne croyait vraiment en l'histoire de Rigar et celui-ci restait plus que sceptique sur l'innocence de Myira et Torgen.

Ces sosies, s'ils existaient vraiment, présentaient un réel danger pour eux. Partout où ils passeraient, avec tous les chasseurs qu'ils croiseraient, une pareille mésaventure pourraient leur arriver de nouveau. Il fallait crever l'abcès sans tarder.

Telle était la position de Torgen.

Ils convinrent Rigar de les conduire à l'endroit où le vol avait été commis. Aoun fut installé dans la caverne et le groupe se mit en marche. Ils s'enfoncèrent plus avant dans la forêt, s'éloignant encore de la route de l'est déjà distante de dix milles.

Début Dragon, ils découvrirent la rivière au fond d'un val aux pentes envahies de fougères. Les berges disparaissaient sous les végétaux occupant la moindre parcelle de terre. En remontant son cours durant quelques minutes, ils arrivèrent à un coude où le lit était très peu profond. En face d'eux, une petite plage, coincée entre la rivière et la pente raide du val, longeait l'extérieur du coude. Ils aperçurent tous le cadavre de la chevelute, scalpé et à moitié dévoré, gisant sur le sable. Seul Rigar ne s'en émut pas.

Le chasseur raconta de nouveau son histoire en mimant cette fois ses mouvements et gestes. Ayant accompli ce qu'ils attendaient de lui, Rigar les quitta avec soulagement. Il se sentait mal à l'aise en compagnie de tous ces haut-rêvants !

Torgen put remonter la piste des voleurs jusqu'à une clairière moussue où, d'après les rares traces encore visibles, Rigar avait dû être endormi. Puis plus rien, la piste était trop vieille. Ils choisirent de suivre la direction des montagnes, pensant à juste titre que les sosies ne s'en tiendraient pas là et écumeraient la région avant de la quitter.

Vers fin Dragon, ils croisèrent le cours d'une rivière aux eaux limoneuses et vers mi-Epées ils établirent leur camp au pied d'une haute colline escarpée. Torgen distribua les rôles. Archibald et Socrane s'activèrent aussitôt à la préparation du feu, et Eileen râla tandis que Myira et Torgen s'enfonçaient dans la forêt. Il lui avait confié la tâche la plus fatigante: grimper sur la colline pour observer les environs.

Elle ne prit que ses armes et commença l'ascension.

Au début de l'heure de la Lyre, elle se trouvait en haut d'un mamelon d'une cinquantaine de mètres de circonférence. Il était dégagé de tout arbre et des rochers affleuraient par endroits d'un sol herbu et buissonneux. Un tapis de collines basses et densément boisées se déroulait presque à perte de vu tout autour d'elle.

Elle distinguait la vallée de Nogaric à environ vingt-cinq milles vers le sud. Plein ouest de hautes montagnes se découpaient dans le soleil couchant à environ cinquante milles. La chaîne s'incurvait au nord et au sud comme des mâchoires prêtes à se refermer. Elle épia les éventuelles colonnes de fumée s'élevant vers le ciel. La seule qu'elle distingua fut celle de son camp, en contrebas.

Au crépuscule, les ondulations vertes des collines devinrent de plus en plus sombres et les montagnes se masquèrent de brume. Un bruit la fit se retourner. Cinq ou six chauve-souris, de grosses chauve-souris, volaient en un groupe compact en rase motte. Elles zigzaguèrent à un mètre du sol et filèrent vers le ciel où elles se fondirent avec les ténèbres naissantes. Eileen n'en avait jamais vu de si grosses. Le règne animal était pour elle un perpétuel sujet d'étonnement, ses connaissances en la matière étaient plutôt minces et sa soif d'apprendre insatiable. Profitant des derniers rayons du soleil couchant, elle redescendit vers le camp en se guidant sur les lueurs rougeâtres et dansantes du feu.

Elle baissa la tête d'une manière instinctive au moment où une des chauve-souris piqua sur elle. Elle lui frôla les cheveux et regagna l'abri des ténèbres en quelques battements d'ailes. Que ce serait-il passé si elle n'avait pas réagi ? La question l'effleura tandis que le petit vampire faisait un large demi-tour et retentait sa chance. Il la frôla une seconde fois. Durant tout le chemin de retour, les chauve-souris l'accompagnèrent, la frôlant à plusieurs reprises.

Le soleil disparaissait derrière les montagnes quand elle rejoignit ses compagnons avec son étrange cortège. Une dizaine de petits vampires tournoyaient autour du camp en un ballet macabre. Archibald les observa un instant. La seule chose dont il était sûr était qu'il ne s'agissait pas de vampires, ceux-ci faisaient plus d'un mètre d'envergure. Peut-être sont-ce des petits vampires ! songea-t-il en haussant les épaules avant de se replonger dans la lecture passionnante d'un parchemin draconique.

Courant Araignée les appels des petits finirent par attirer les vampires adultes.

Torgen, qui, comme à l'accoutumée, veillait à cette heure, aperçut soudain une énorme chauve souris de plus d'un mètre d'envergure apparaître à la limite des ténèbres. Le vampire entama un large cercle autour du campement, disparaissant parfois dans la nuit. Torgen réveilla Myira en cherchant des yeux le monstre. Là haut dans les ténèbres et le silence, le vampire venait de choisir sa proie. Myira ouvrait ses yeux ivres de fatigue quand la bête fondit. Torgen réagit trop tard. De tout son poids, le vampire se laissa choir sur Archibald endormi. Ses griffes agrippèrent les vêtements d'Archibald et ses crocs s'enfoncèrent dans son cou. Il se réveilla en sursaut, fou de douleur et d'angoisse.

De la bête accrochée à son dos, il ne pouvait voir que ses ailes qui doucement l'enveloppaient. Il sentait la chaleur humide de son propre sang inonder ses vêtements. Une peur panique l'envahit...

Torgen frappa de toutes ses forces l'animal. Le coup de bâtarde lui fit lâcher prise et la bête s'affala sur le sol, le poitrail ouvert et une aile déchirée. Elle battait désespérément des ailes pour s'enfuir quand Torgen lui donna le coup de grâce.

Myira se précipita vers Archibald tombé à genoux. Le sang s'écoulait abondamment de la plaie béante. Il fallait stopper l'hémorragie rapidement pour éviter le pire. Elle allongea Archibald complètement désorienté et déchira sa tunique pour en faire des pansements.

Torgen essuyait son épée sur le cuir duveteux des ailes du monstre quand son instinct de guerrier lui fit tourner la tête vivement. Noires bêtes habillées dee nuit, deux vampires, silencieux comme la mort, glissèrent l'espace d'un instant dans le rayon de lumière du feu pour aussitôt regagner les ténèbres.

Il sangla son bouclier en grommelant et hurla. Eileen se dressa soudain et dégaina sa dague instinctivement. Socrane, quant à lui, gémit faiblement. Les deux vampires fondirent sur Torgen qui para magistralement leurs assauts. Son épée fendit l'air sans les toucher. L'un d'eux rompit le combat et regagna le ciel, le second s'acharna sur Torgen. Eileen se porta vers lui pour l'aider. Sa dague s'enfonça profondément dans le flanc de l'animal, le blessant gravement.

Diminué, le vampire ne put éviter le coup puissant de Torgen. Sa masse sans vie s'abattit lourdement sur le sol. Socrane s'étirait quand le dernier vampire le choisit pour cible. Il vit la bête piquer vers lui et tenta de dégainer son épée à temps. Il n'y parvint pas. Heureusement, le vampire rata son attaque et voulut reprendre aussitôt de l'altitude. Au passage Torgen lui assena un coup qui entailla cruellement son poitrail. A l'agonie, le vampire se posa à terre et Torgen le finit.

Archibald sentait la vie s'écouler de lui au rythme des battements de son cœur. Il allait sombrer dans le coma quand Myira arrêta enfin le flot de sang. Il était trop mal en point pour s'apercevoir qu'il n'avait plus de tunique. Comme Myira terminait le pansement, Eileen s'activait près du feu. La décoction fut prête rapidement et la potion enchantée en quelques secondes. Archibald la but mais ne s'endormit pas.

- Es-tu sûre de n'avoir rien oublié ? questionna-t-il, perplexe.

- Tout à fait sûre ! se défendit-elle.

Archibald n'insista pas.

L'aube se leva enfin. Pour Archibald, elle représentait la fin d'interminables moments de souffrance. Cette heure lui sembla bénéfique, aussi enchanta-t-il une décoction pour son propre usage. Dans le petit matin brumeux, alors que Torgen et Myira partaient relever les collets, il avala le liquide magique et sombra dans le sommeil.

Eileen le réveilla en le secouant énergiquement. Il avait l'impression qu'il ne s'était écoulé que quelques secondes mais son cou exempt de blessures et ses forces revenues le détrompèrent. Après un ultime bâillement, il saisit le sens des paroles angoissées d'Eileen. Myira et Torgen se mourraient. Ils étaient revenus titubant et vacillant de leur tournée des collets et s'étaient aussitôt écroulés. Une odeur pestilentielle imprégnait leurs vêtements.

Mais qu'était-il donc arrivé ? D'après ce qu'Eileen avait pu comprendre des balbutiements de Torgen, Myira et lui avaient trouvé dans un collet un animal dee la taille d'un gros hérisson au pelage duveteux gris clair. Il dégageait une odeur insoutenable même à plusieurs mètres de lui, pourtant Torgen tint à le ramener au camp. En chemin, ils s'étaient trouvés soudain mal et Torgen instinctivement avait jeté l'animal dans les fourrés. Ce geste leur avait sans doute sauvé la vie à tous. En effet ce qu'ils ignoraient est que cet "hérisson" était en fait un boniment, un petit mammifère qui a la particularité d'émettre une sécrétion volatile empoisonnée particulièrement violente quand il prend peur, poison contre lequel il était immunisé.

Piégé dans un collet, se débattant désespérément pour se libérer et n'arrivant qu'à s'étrangler un peu plus à chaque mouvement, le boniment était autant mort de frayeur que d'asphyxie. Toute cette angoisse s'était traduite par une énorme quantité de poison flottant dans l'air tout autour de lui.

Archibald les examina en se bouchant le nez. Ils n'avaient aucune blessure apparente et pourtant leurs forces déclinaient à vue d'œil. Maladie ou empoisonnement, il devait trancher avant de tenter d'enrayer magiquement la cause de leur mal. Plus par intuition que par déduction, il choisit l'empoisonnement. Il fallait que ce soit cela.

Socrane ne possédait que le rituel de guérison des empoisonnements et il n'avait visiblement pas le temps d'apprendre celui des maladies...

Archibald apposa les mains à Torgen qui s'endormit. Il était sauvé. Socrane eut moins de chance avec Myira. Le rituel ne marcha pas. Archibald lui apposa les mains à son tour sans plus d'effet.

Ni l'un, ni l'autre n'avait plus assez de rêve pour tenter un ultime rituel et Eileen ne connaissait pas le rituel nécessaire. Myira allait mourir et ils étaient tous impuissants à la sauver. Tout haut-rêvants qu'ils étaient, ils ne pouvaient rien. Socrane fit une ultime tentative. Il avait dans son sac une potion enchantée de murus. Il y avait une chance que cette plante soit un des antidotes du poison, le murus étant souvent employé comme tel.

Myira déglutit faiblement. Les secondes qui suivirent furent pour tous les plus longues de leur voyage. Ils retinrent leur souffle, fixant tous les yeux de la gnomesse. Ils se fermèrent lentement. Tous hésitaient à vérifier si elle respirait encore, un léger ronflement leur enleva tout doute. Ils rirent, d'un rire nerveux, exutoire à l'angoisse.

Le reste de la journée fut consacrée à la préparation de potions enchantées pour rétablir Myira et Torgen. Eileen et Socrane s'affairèrent à la tâche.. Archibald s'endormit vaincu par la fatigue, il s'épuisait toujours aussi inexplicablement vite. Son sommeil fut visité par les Dragons qui lui imposèrent un pèlerinage à l'autre bout des terres médianes du rêve avant tout autre acte de magie de sa part. De cela il ne prendrait conscience qu'à son réveil.

Les potions étant administrées, Myira et Torgen s'endormirent à leur tour. les réserves de nourriture et d'eau étaient au plus bas, de plus celle d'herbes de soin baissait dangereusement. Eileen se dévoua pour aller chasser et remplir les outres alors que Socrane gardait le camp et veillait sur le sommeil de ses compagnons. Il n'aimait pas l'idée de la savoir seule en pleine forêt. Comme lui, elle connaissait mal ce milieu et risquait de se perdre en s'y aventurant. Ne prenant que ses armes et les outres, elle entra résolument dans le sous-bois bordant la clairière.

Après un quart d'heure de marche, elle découvrit avec soulagement un ruisseau.

Lourdement chargée, elle revenait sans traîner vers le camp quand un gros oiseau, de la taille d'une dinde, prit sons envol à quelques mètres d'elle. Elle décocha deux flèches coup sur coup sans l'atteindre. Eileen ne s'avoua pas vaincue, elle poursuivit l'oiseau sans penser une seconde qu'elle perdait le peu de repères qu'elle possédait.

Elle buta sur un grand roncier impénétrable. Elle le contourna et battit le terrain à la recherche de son dîner, l'arc armé, les doigts crispés sur la corde. Elle avait perdu tout espoir de retrouver l'animal lorsqu'elle l'aperçut enfin. La troisième flèche fut la bonne.

Une heure s'était écoulée, le crépuscule menaçait. Tous s'étaient réveillés et Socrane commençait à s'inquiéter quand Eileen sortit des fourrés, brandissant fièrement sa prise. Elle avait retrouvé le camp uniquement en se fiant à son intuition. Le docte Archibald identifia le volatile comme étant une crampe, un oiseau migrateur de la famille de l'oie. Sa chair était parfaitement consommable et même assez fine. Vers mi-Lyre, la crampe était cuite et aussitôt dévorée.

Archibald après s'être essuyé les lèvres sur la manche de son pourpoint commença son long pèlerinage. Il dût l'interrompre bien vite brisé de fatigue après avoir vainement tenté de vaincre son vieil ennemi, le marais.

Le crépuscule allait céder la place à la nuit, Eileen et Torgen veillaient sur le repos de leurs compagnons. Ils perçurent tous deux une faible odeur de fumée apportée par la brise. Un camp, peut-être celui des sosies, n'était pas loin d'eux. D'un commun accord, ils ne réveillèrent pas les autres.

Les Dragons n'en avaient pas fini avec les haut-rêvants. Ils s'acharnèrent sur Archibald en ajoutant à son désir lancinant de passer la nuit sur une échelle, celui également aérien de grimper à un arbre à au moins onze mètres de haut. Socrane, lui, rêva d'une de ses vies antérieures où il avait été un grand chirurgien. Ce rêve, il le savait, le hanterait tant qu'un fragment de ces connaissances oniriques ne deviendrait pas réelles, tant qu'un fragment de ce qu'il avait été ne serait pas de nouveau en lui...

Le dix-huitième jour du mois de la Lyre débuta par une aube brumeuse. Archibald, morose comme à l'accoutumée, acheva son long pèlerinage onirique. Libéré de ce fardeau, il mangea de bon cœur sa part de crampe dont les restes faisaient office de petit-déjeuner. Le Vaisseau était passé depuis peu quand ils levèrent le camp.

Début Faucon, ils progressaient, Torgen en tête, le long d'une sente animale au fond d'un vallon encaissé. Un gémissement leur parvint de buissons, vingt à vingt-cinq mètres devant eux. A mi-chemin des buissons, les gémissements cessèrent brusquement. Une créature bipède se dressa vivement et s'enfuit aussitôt. Elle ressemblait en tous points à un homme à la musculature fine que l'on devinait puissante à ses mouvements vifs et sûrs. Sa peau était cuivrée, halée par le soleil.

Il était nu. A son crâne rouge et sanguinolent, ils comprirent que ce chevelu, le premier qu'ils voyaient, avait été scalpé vif.

Comment des hommes peuvent-ils commettre de telles atrocités ? pensa Eileen autant horrifiée que révoltée. Elle n'était pas au bout de ses désillusions. Dans les buissons gisait le corps d'une chevelute. Admirablement proportionnée, belle même, elle avait le crâne scalpé, la gorge ouverte et le bas ventre plein de sang. Ses yeux encore ouverts fixaient le ciel d'un regard plein d'incompréhension. Eileen s'agenouilla et clôt ses paupières.

Elle était morte à l'aube selon Myira. Eileen n'écoutait pas, la colère l'envahissait.

Comment pouvaient-ils prendre ces hommes et ces femmes pour des animaux ?

Comment ne pas s'apercevoir combien ils étaient proches de nous ? Ils s'aimaient et souffraient comme nous...

A la colère vint s'ajouter un terrible sentiment d'impuissance. Ils ne pouvaient rien faire pour arrêter le massacre. Tout au plus arriveraient-ils à en sauver temporairement quelques uns et ce certainement au prix d'autres vies humaines.

Eileen serra les poings. Elle espéra sincèrement que dans son prochain rêve la vie de cette femme soit meilleure et que ses tortionnaires soient les chevelus d'autres monstres. O oui ! Cela elle l'espérait! Souffrance pour souffrance, vie pour vie, tel était le prix que devait payer tous ces meurtriers...

Torgen chercha aux alentours les traces sanglantes des scalps. De gouttelettes écarlates en rameaux brisés, la piste ténue les mena à une large clairière quelques milles plus au sud. Un foyer éteint aux cendres dispersées et des paquets de crottin de cheval étaient les seuls reliefs du camp des chasseurs. Des traces de sabots d'au moins trois chevaux menaient vers le sud-est avant de s'enfoncer dans la forêt.

Inutile de les poursuivre, ils étaient beaucoup plus rapides qu'eux. Jamais ils ne sauraient si les sosies faisaient partie de ce groupe.

En bordure de clairière, Archibald trouva l'arbre de ses rêves. Il s'y attaqua avec empressement et jouissance. Il eut plus de mal à redescendre qu'à monter. Essoufflé mais heureux il regagna le sol et s'assit au pied de l'arbre. Sa joie était visible, presque exubérante, mais elle ne dura pas. A son bonheur, il manquait le plaisir ineffable de passer une nuit sur une échelle et Archibald reprit sa mine morose coutumière.

Toute l'après-midi, ils battirent le terrain vers le nord-ouest à la recherche de gibier et d'herbes de soin. Ils croisèrent de nombreux mélikassiers, des arbustes verdoyants chargés de grappes de baies mauve noir. La mélikasse avait un goût à la fois de cassis et de savon. Le mariage était plutôt âcre mais la baie était comestible. Ils ne les cueillirent pas, comptant sur leur chance pour trouver des victuailles plus agréables au palais, ce en quoi ils n'avaient pas tort. Un peu plus loin, ils trouvèrent des mûriers croulant sous les fruits juteux. Tous se jetèrent dessus avidement.

Myira, maladroite pour une fois, déchira ses chausses au genou droit, se faisant une vilaine écorchure. Sans attendre, elle la lava et la pansa. Les mûres ne les rassasièrent pas tous ; Torgen et Socrane durent, à contrecœur, compléter leur ration du jour avec des mélikasses.

Près des mûriers, ils découvrirent quelques brins de suppure, de quoi regarnir un peu leurs réserves d'herbe de soin. L'après-midi tirait à sa fin, aussi cherchèrent-ils un endroit pour établir leur camp. Echaudés par leur expérience du boniment, Myira et Torgen refusèrent d'aller chasser. Eileen et Socrane se chargèrent de la corvée.

Archibald vit avec appréhension le grand amour de sa vie précédente disparaître dans la forêt. Une fois déjà dans cette vie il l'avait retrouvée pour la perdre presque aussitôt. La mort d'Eileen l'avait durement éprouvé et le souvenir de cet instant tragique restait toujours vif et présent à sa mémoire. Il ne savait comment il réagirait si elle devait lui être ravie une seconde fois. Torgen lui tendit de la bière à enchanter et Archibald chercha à chasser ses inquiétudes en se concentrant sur cette tâche triviale.

Torgen heureux tituba vers sa couche pour cuver. Myira s'attela au dessin représentant Torgen terrassant les frogoths. Après celui-ci, elle devrait réaliser sans attendre le combat contre les vampires. Elle espérait sans trop y croire que le grand Torgen garderait son arme au fourreau le temps qu'elle rattrape le retard pris ces derniers jours. La légende avançait décidément plus vite que ses dessins...

Penché sur un parchemin draconique, Archibald tentait vainement de lire. Il renonça finalement et fixa la lisière de la clairière. La nuit tombait et elle ne rentrait pas. Un sombre pressentiment l'envahit.

Ils avaient abattu une clognote, une sorte de gros écureuil noir rayé de blanc, et raté de peu un daim quand ils décidèrent de revenir au camp. Eileen lorgnait sur la longue queue à la fourrure profonde et soyeuse de la clognote. Elle la voyait déjà pendre à son chapeau et il lui tardait de pour commencer à la tanner.

Le crépuscule menaçait et plus ils avançaient, moins ils reconnaissaient le chemin. Ils arrivèrent en haut d'un petit raidillon surplombant un val encaissé où un ruisseau d'un mètre de large courait entre les arbres. Ni l'un, ni l'autre ne se souvenaient d'être passés par là. Ils étaient perdus.

Loin du camp, sans rien d'autre que leurs armes, ils ne se laissèrent pas gagner par la panique. Ils étaient tous deux des voyageurs habitués aux coups durs. La première chose à faire était d'établir leur propre camp pour la nuit. Demain était un autre jour.

Comme ils approchaient du ruisseau, un grognement les fit pivoter sur eux-mêmes.. A dix mètres d'eux, un gros sanglier roux les observait, l'œil mauvais. Eileen recula prudemment alors que Socrane se figeait de peur, la bête était un carse mâle, l'espèce de sanglier la plus grosse, la plus vicieuse, la plus hargneuse. Il allait les charger sans aucun doute. Le carse grogna de nouveau, rebroussa ses gros sourcils roux et fonça vers eux de toute sa formidable puissance.

Eileen et Socrane se séparèrent, chacun courant en direction d'un arbre. Le carse choisit de poursuivre Socrane, peut-être parce qu'il sentait la peur qu'il lui inspirait.

L'animal était à un mètre derrière lui, il entendait sa respiration rauque et devinait ses défenses prêtes à lui fouiller les reins. Eileen sauta le ruisseau et se retourna pour tirer.

Socrane lâcha son arc et rassembla toutes ses forces pour sauter dans le premier arbre venu. In extremis il bondit vers une haute branche transversale et s'y agrippa avec l'énergie du désespoir. Le carse grognait en dessous attendant qu'il tombe comme un fruit mûr. La branche fléchit, de sinistres craquements provinrent de son attache au tronc mais elle résista sous son poids. Socrane n'osait pas bouger, le moindre mouvement pouvait briser la branche et précipiter sa chute.

Sa première flèche érafla la bête, la seconde se ficha dans son échine. Le carse grogna et se tourna vers Eileen, une lueur de colère dans ses petits yeux noirs.

Sans l'attendre elle gagna le plus proche arbre et y grimpa. Le carse frustré dee sa proie donna des coups de boutoir dans l'arbre, le faisant trembler de sa cime aux racines. Peu rassurée, elle s'agrippa au tronc. Qu'attendait donc Socrane pour tirer à son tour sur le carse ?

Il hésita quelques instants avant de descendre de son perchoir pour ramasser son arc. Tremblant encore de peur, il visa l'animal. Les deux premières flèches finirent dans les buissons aux alentours, la troisième se planta dans l'épaule du carse.

Rendue fou de rage par cette blessure légère, la bête délaissa Eileen et chargea de nouveau Socrane qui se réfugia aussitôt dans le même arbre.

Le carse voulait visiblement en finir. A coup de boutoir, de défenses, de sabots, il s'acharnait sur l'arbre qui semblait durement ébranlé. Peut-être même la bête à force de rage allait-elle arriver à le mettre à terre. Un frisson d'angoisse parcourut l'échine du voyageur.

Eileen elle aussi était résolue à en finir, elle sauta à terre et mit la bête en joue. Sa flèche se ficha dans l'arbre, à quelques centimètres de la botte de Socrane. Le bruit fit dresser l'oreille du carse. Il fit volte-face et la vit. Ses sourcils roux se froncèrent, ses yeux noirs se chargèrent de haine, ses muscles noueux se bandèrent et il s'élança en grognant.

Ce petit jeu avait assez duré, elle ne fuirait pas cette fois. Elle réarma rapidement et tira alors que le carse traversait le ruisseau. La flèche entra par la narine et s'y enfonça jusqu'à l'empennage, tuant l'animal net.

FIN


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